(Chers lecteurs, en particulier ceux originaires de Bordeaux, veuillez noter que le Bordeaux décrit dans ce chapitre est celui de 2006. Dans ma narration, je décris à la fois la position relative des différents monuments de la ville et les histoires qu’ils renferment, mais également le Bordeaux de l’époque, avec ses murs noircis et une ville en pleine rénovation, marquée par le chaos.
Dans mon cœur, Bordeaux occupe une place spéciale, car j’y ai vécu une période clé de ma vie, qui a profondément marqué mon parcours. Je considère cette ville comme ma terre natale. Cependant, dans ce chapitre, je viens tout juste de quitter Rennes pour m’installer à Bordeaux, et mon arrivée a été marquée par une grande difficulté d’adaptation. C’est pourquoi, dans les dialogues de ce chapitre, j’utilise souvent des termes négatifs pour me plaindre de cette ville, tandis que mes camarades d’école tentent de me faire voir la beauté de Bordeaux.
Cette description légèrement négative crée un contraste qui permet de mieux apprécier, dans les chapitres suivants, la transformation spectaculaire de Bordeaux après sa rénovation, donnant au lecteur une impression de “renaissance”.)
2.1.8
Le samedi, l’école était fermée, et tout le monde se rassemblait sur le parking et dans la salle des activités étudiantes. Les étudiants de deuxième année, accompagnés de bénévoles des différentes associations étudiantes, distribuaient à chaque nouvel étudiant de première année une feuille remplie d’énigmes. Nous devions aller dans le centre-ville de Bordeaux pour chercher les réponses. Ensuite, le bureau des étudiants commença à distribuer de grands sacs-poubelle, en nous demandant de percer trois trous au fond du sac pour y passer la tête et les bras, avant de les enfiler à l’envers comme des vêtements.
Je leur demandai pourquoi il fallait porter des sacs-poubelle. L’un des organisateurs eut un sourire malicieux et répondit que je comprendrais bientôt.
Nous étions plus d’une centaine à nous précipiter vers la station de tramway située dans la forêt en face de l’école, envahissant le premier tram qui arrivait. À l’intérieur, tout le monde criait comme des gorilles. Puis quelqu’un lança un compte à rebours : « Un, deux, trois ! » Et toute la foule sauta simultanément sur le plancher du tram. L’immense secousse faillit faire dérailler le tram. Celui-ci resta immobile à la station, refusant de repartir.
Au bout de quelques minutes, toutes les portes s’ouvrirent, et le conducteur annonça par haut-parleur que nous devions descendre immédiatement. Si nous refusions, il ne conduirait pas. Une grande partie des étudiants commença à l’insulter en levant le majeur, mais finit par descendre à contrecœur. Rapidement, l’excitation revint, et tout le groupe courut jusqu’à la station suivante, située à 500 mètres de là, pour prendre un autre tram. Cette fois, ils furent plus prudents et s’abstinrent de sauter. Après environ 30 minutes de trajet, nous arrivâmes à la première grande entrée du centre-ville de Bordeaux : la place de la Victoire. Tout le monde descendit et se regroupa entre l’arc de triomphe d’Aquitaine et le monument du vin en pierre rose.
2.1.9
C’est à ce moment-là que tout le monde se dispersa pour commencer un voyage de découverte à travers la ville de Bordeaux. Dans la rue, tous les passants nous regardaient avec des yeux curieux, étonnés de voir des étudiants vêtus de sacs-poubelle. Nous devions résoudre les énigmes dans l’ordre indiqué sur la feuille, chaque réponse nous menant à un site historique précis. Une fois sur place, nous comprenions alors l’indice pour résoudre l’énigme suivante, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le monde se réunisse au même endroit à la fin.
Comme personne ne se connaissait encore, des petits groupes commencèrent à se former spontanément au fil des échanges. Je me dirigeai plutôt vers les filles les plusjolies de la classe. Mais je découvris rapidement que les filles de Bordeauxn’avaient rien à voir avec celles de Rennes : ces bordelaises ne montraient peu intérêt pour les sujets étrangères. Contrairementaux filles de Rennes, qui écoutaient avec patience et enthousiasme mes explications sur la culture chinoise, celles de Bordeaux, dès qu’elles trouvaient mon accent un peu difficile à comprendre, perdaient rapidementpatience et détournaient la tête pour engager la conversation avec d’autres garçons.
Les garçons bordelais, eux, n’étaient pas non plus comme ceux de Rennes. Ils manquaient de retenue et de sérieux, rivalisant bruyamment pour attirer l’attention des filles. Ils interrompaient mes propos de manière grossière, se moquaient de moi et exagéraient leurs exploits pour impressionner. Je trouvais les filles superficielles et narcissiques, tandis que les sujets de conversation des garçons me semblaient dépourvus de profondeur, comme des discussions d’adolescents immatures. Incapable de m’intégrer à leurs bavardages futiles, je me sentais intellectuellement abaissé. Pourtant, ces conversations banales attiraient énormément les filles.
(Chers lecteurs Français, veuillez noter : Les garçons et les filles que je décris ici comme étant superficiels ont, par la suite, été des camarades de classe qui m’ont accueilli et soutenu comme un membre de leur propre famille. Aujourd’hui encore, ils comptent parmi mes amis les plus proches. Si j’écris de cette manière dans ce passage, c’est pour illustrer le profond décalage que j’ai ressenti en arrivant à Bordeaux après mes années passées à Rennes. Une telle sensation est tout à fait normale : à Rennes, en classe préparatoire internationale, j’étais entouré de personnes étrangères qui partageaient une situation similaire à la mienne, tandis qu’à Bordeaux, presque tous ceux qui m’entouraient étaient Français. Ces Français, d’ailleurs, ne me percevaient pas comme un étranger. Ils n’avaient pas cette conception que j’étais “différent” et m’ont toujours considéré comme un des leurs. Avec le recul, cette perspective, où j’étais traité comme un local, est une richesse que je valorise encore davantage aujourd’hui.)
Je préférais parler de sujets plus profonds, comme je le faisais à Rennes avec Alex, Félix et Cristina : les différences entre les civilisations orientale et occidentale, les souffrances universelles du monde, les conflits de civilisations, les inégalités de richesse, ou encore comment mener une vie significative. Alex disait souvent que j’avais une âme de philosophe aux idées profondes. À Rennes, mon idéalisme captivait les filles, qui aimaient m’écouter et prenaient soin de moi. Mais à Bordeaux, ce genre de discours n’intéressait absolument personne. Ces filles superficielles détournaient immédiatement la tête lorsque j’abordais de tels sujets. Elles ne se souciaient que des meilleures marques de chocolat ou de savoir si le nouveau petit ami d’un présentateur télé était beau.
Tout le monde à Bordeaux était fier, arrogant, et méprisait les autres. Personne ne semblait connaître l’existence de la fédération Gay-Lussac ou des autres écoles d’ingénieurs chimistes en France. Ils pensaient qu’intégrer l’École de physique et chimie de Bordeaux était déjà une réussite extraordinaire.
Je remarquai également qu’il existait à Bordeaux une prépa spéciale, le “Cycle Préparatoire de Bordeaux”, et plusieurs étudiants de ma classe en étaient issus. Ces élèves étaient particulièrement hautains et présomptueux, mais ils plaisaient beaucoup aux filles. J’appris plus tard qu’en France, il existait trois grandes prépas d’intégration pour les écoles d’ingénieurs :
· La prépa de la Fédération Gay-Lussac, qui préparait à l’entrée dans 17 écoles d’ingénieurs chimistes.
· La prépa des INP (Instituts Nationaux Polytechniques), qui offrait un accès à plusieurs écoles d’ingénieurs du réseau des INP.
· Le Cycle Préparatoire de Bordeaux, qui permettait d’accéder à plusieurs écoles d’ingénieurs de la région bordelaise.
On disait que cette prépa était extrêmement sélective : chaque année, des milliers de candidats postulaient, mais seulement 5 % étaient admis. Une fois intégrés, les étudiants étaient orientés vers l’un des trois domaines spécialisés des écoles d’ingénieurs, selon leurs choix. Cette sélectivité expliquait leur fierté.
2.1.10
Un garçon de Marseille nommé Jérôme attira mon attention – mais d’une manière très peu flatteuse. C’était un garçon mince, aux cheveux courts et bruns, constamment bruyant et agité, qui donnait des conseils absurdes à tout le monde, sans la moindre conscience de ses limites. Ce qui était encore plus surprenant, c’est que beaucoup le suivaient, ce qui rendait l’ensemble de la classe encore plus stupide. Je ne voulais absolument pas m’associer à ce groupe et décidai plutôt de me joindre à des Français plus honnêtes et ouverts, capables de discuter avec des étrangers, pour résoudre les énigmes de Bordeaux.
(Chers lecteurs Français, veuillez noter : Jérôme est le premier camarade de classe de l’école de Bordeaux que je présente en détail dans ce récit. Son apparition ici est importante, car il jouera un rôle clé dans les chapitres suivants. En réalité, Jérôme est devenu l’un de mes meilleurs amis et l’un de mes plus précieux soutiens tout au long de mes années d’études à Bordeaux. Il continue encore aujourd’hui à me donner des conseils, à m’encourager – y compris pour écrire ce récit . Jérôme est une personne chaleureuse et bienveillante, mais dans le passage précédent, mon humeur mélancolique due à mon départ de Rennes m’a poussé à décrire son enthousiasme sous un angle opposé.)
Au fur et à mesure que nous déchiffrions les énigmes sur la feuille, je découvris que Bordeaux n’était pas une ville très modeste. Depuis la place de la Victoire, derrière l’arc de triomphe d’Aquitaine, s’étendait une rue commerçante piétonne appelée rue Sainte-Catherine, longue de 1,2 kilomètre et large de moins de dix mètres. Cette rue, étroite et rectiligne, était bondée de monde, une véritable marée humaine qui se pressait comme de l’eau en ébullition dans une marmite, une scène rarement vue même en Chine. Sainte-Catherine se vantait d’être “la plus longue rue commerçante piétonne d’Europe”.
En son centre, un trottoir lisse de cinq mètres de large, pavé de “dalles dorées”, s’étendait, entouré de grandes pierres plates et régulières. Ce choix de matériaux me rappelait les rues commerçantes en Chine : banals et sans charme, dépourvus de l’atmosphère européenne captivante des chemins de gravier de Rennes. Les bâtiments des deux côtés de la rue, en calcaire de Saint-Émilion, étaient censés être jaunes, mais avaient noirci à cause de la pollution. Ces immeubles de quatre ou cinq étages, serrés les uns contre les autres, donnaient une impression de désordre et de délabrement. Leur alignement rigide et leur verticalité me faisaient penser à des élèves intimidés par leur professeur, assis droit sans oser bouger, loin de l’élégante anarchie et de la liberté des maisons à colombages de Rennes, avec leurs inclinaisons charmantes et leur caractère débridé. Je ne ressentais ici qu’une froideur calculatrice et une oppression sur l’âme humaine.
La rue Sainte-Catherine croisait de nombreuses rues de la vieille ville, dont presque toutes étaient en travaux. Ces rues, bloquées par des barrières métalliques, laissaient apparaître des monticules de boue et de briques excavées, entassées au hasard. Les bâtiments des deux côtés étaient encore plus sales et sombres, donnant à la ville l’apparence d’un paysage de ruines noirci par un incendie. En dehors des boutiques de la rue Sainte-Catherine, tout semblait mort et vide, expliquant pourquoi toute la population semblait se rassembler sur cette unique rue.
En sortant de l’autre côté de Sainte-Catherine, l’espace s’ouvrit soudainement. Là, un immense chantier était entouré de barrières métalliques, derrière lesquelles on construisait un grand bâtiment. De l’autre côté de la place se dressait un théâtre majestueux, de style néoclassique, avec une façade soutenue par douze énormes colonnes romaines. Ce bâtiment impressionnant, décrit dans les énigmes, était le Grand Théâtre de Bordeaux. Entre le théâtre et les barrières du chantier, un passage étroit permettait aux tramways et aux piétons de traverser la place.
Selon la description sur la feuille, ce théâtre avait été commandé sous les ordres du cardinal de Richelieu sous le règne de Louis XIII et pouvait accueillir un millier de spectateurs. Il était décrit comme “l’un des cinq théâtres les plus importants d’Europe” (je me demandais bien quels étaient les quatre autres). On disait aussi que l’Opéra de Paris avait été conçu d’après le Grand Théâtre de Bordeaux, une affirmation qui me semblait exagérée. Sur les douze colonnes se tenaient douze figures féminines gracieuses, représentant trois déesses (l’amour, la fécondité et la guerre) et neuf muses (tragédie, comédie, rhétorique, poésie lyrique, narration, musique, danse, histoire et astronomie).
Bordeaux était considérée comme la capitale de guerre par défaut de la France. Lors de la guerre franco-prussienne et des deux guerres mondiales, la ville de Paris avait été occupée à trois reprises par les Allemands, et chaque fois, le gouvernement français s’était réfugié à Bordeaux, comptant sur la Garonne comme barrière naturelle contre les attaques militaires du nord. La première assemblée nationale de la Troisième République s’était tenue dans le Grand Théâtre de Bordeaux, à une époque où les Allemands célébraient la fondation de l’Empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles.
Cependant, lors de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement français, ayant transféré son siège à Bordeaux, capitula quelques jours après. La Garonne n’eut pas le temps de jouer son rôle. Les Allemands prirent Bordeaux et en firent une base pour leurs sous-marins, tandis que le régime français fantoche choisit de s’installer dans la ville thermale de Vichy, située au centre de la France. Ce choix était motivé par la disponibilité de nombreux bâtiments vacants, car la ville était en basse saison touristique. Les Allemands établirent leur quartier général à l’hôtel Meurice à Paris, et le gouvernement de Vichy, trop intimidé pour contester, s’installa également dans un hôtel comme siège de son gouvernement central.