2.1.19
Tôt dimanche matin, nous nous sommes à nouveau rassemblés sur le parking de l’école. Aujourd’hui, notre mission consistait à trouver trois lieux dans toute la région Aquitaine. Le bureau des étudiants nous a d’abord donné une énigme pour trouver le premier lieu. Une fois arrivés à ce premier endroit, nous recevrions l’énigme pour le deuxième lieu, et ainsi de suite. Avant de tous nous rendre au troisième lieu final, nous devions trouver en chemin un objet “hors du commun” et l’apporter au troisième endroit. À notre arrivée, un vote désignerait l’objet le plus “extraordinaire” parmi ceux apportés par les différents groupes.
Sébastien et moi étions assis sur la banquette arrière de la voiture de Romain. Sa voiture, une occasion verte, était un cadeau d’anniversaire de ses parents lorsqu’il était venu étudier à Bordeaux. Les poignées des fenêtres étaient cassées, si bien qu’il les avait recouvertes de ruban adhésif transparent. Le siège passager avant était encore libre.
À mon grand déplaisir, Jérôme, que je trouvais insupportable, demanda à se joindre à nous et prit place à l’avant. À peine installé, il commença à se plaindre longuement, affirmant que nos camarades de classe étaient des vantards invétérés, exagérant tout à l’extrême au point qu’il n’arrivait même plus à placer un mot. Cela me fit sourire intérieurement, car Jérôme était justement le type de personne qui adorait interrompre les autres pour imposer son opinion. Et maintenant, il se plaignait que d’autres étaient encore plus vantards que lui ?
Jérôme évoqua un grand costaud à l’air italien nommé Toufic, qu’il accusait de fanfaronner sans réfléchir, avec une arrogance insupportable, au point de le comparer à une catastrophe nucléaire. Il ajouta que Toufic venait aussi de Carcassonne et demanda à Romain si tous les habitants de cette ville avaient tendance à se croire supérieurs. Romain, un peu gêné, sourit sans répondre. Il ne connaissait pas encore Toufic.
(Chers lecteurs, veuillez noter :
Dans ce chapitre, les camarades de l’École de chimie de Bordeaux, tels que Jérôme et Toufic, sont parmi les personnes qui deviendront plus tard mes meilleurs amis pendant mes années à Bordeaux. C’est pourquoi ils apparaissent dès le premier jour de mon arrivée à Bordeaux, dans la narration de ce chapitre.
Cependant, lorsque je suis arrivé dans cette ville, ayant quitté Rennes où j’avais étudié dans un cadre international, je me sentais très nostalgique et dépaysé. Cette période d’adaptation difficile a influencé la tonalité de ce chapitre, où j’ai employé un langage émotionnel, parfois immature et négatif, pour décrire non seulement Jérôme et Toufic, mais aussi la ville elle-même. Il s’agit d’une stratégie littéraire visant à abaisser les attentes des lecteurs, afin que leurs gestes de soutien et leur chaleur dans les chapitres suivants puissent être perçus de manière encore plus marquante.)
2.1.20
La première énigme que nous devions résoudre était une phrase formulée ainsi : “L’amour doit être concentré pour devenir plus doux.” Sous cette phrase se trouvait un long texte décrivant une déclaration d’amour confuse. Nous savions tous que cette déclaration d’amour était en réalité un code, et que toutes les informations sur le lieu à trouver étaient cachées dans ce texte codé.
Après en avoir discuté un moment, nous sommes arrivés à la conclusion que le mot « amour » était en fait un substitut du mot « alcool », car les deux mots avaient une structure phonétique assez similaire. La phrase pouvait donc se traduire par : “Un vin doux et concentré.” « Le premier endroit où nous devons aller est le village de Sauternes ! » s’exclama Sébastien d’un ton illuminé.
Sauternes est un village situé à environ 60 kilomètres au sud de Bordeaux, connu pour la production de vin blanc à l’aide d’un procédé spécial. Les vignerons y utilisent un champignon appelé Botrytis cinerea, ou pourriture noble, pour infecter les raisins, ce qui les fait flétrir. Le climat particulier de Sauternes, avec des brouillards épais le matin favorisant le développement de ce champignon, suivi d’un temps chaud et sec l’après-midi, freine la croissance du champignon tout en évaporant l’eau des raisins. Ainsi, les arômes et les sucres produits par la fermentation des raisins sont concentrés. Le vin qui en résulte est doux sans être écœurant, avec un goût de miel riche en arômes floraux et fruités, frais, agréable, et d’une longueur en bouche exceptionnelle.
Romain mit immédiatement le cap vers le sud. En cours de route, Jérôme déclara soudain : « Et si la réponse à cette énigme était la ville de Cognac ? » Cette remarque nous rendit tous nerveux. La direction de Cognac est diamétralement opposée à celle de Sauternes, au nord de Bordeaux, à environ 120 kilomètres. À Cognac, les habitants concentrent le vin blanc en le distillant deux fois, puis le laissent fermenter dans des fûts de chêne pour produire le célèbre brandy appelé cognac. Plus un cognac vieillit, plus sa qualité est élevée. Le niveau supérieur, Extra Old (XO), est également le plus prisé à l’international.
Selon Jérôme, la concentration causée par le Botrytis cinerea et l’exposition au soleil à Sauternes ne méritait pas vraiment d’être appelée concentration. Seule la double distillation utilisée pour fabriquer le cognac pouvait, selon lui, être qualifiée de concentration. Le cognac possède un arôme très prononcé, ce qui correspond parfaitement au mot doux utilisé dans l’énigme.
Mais Romain remarqua immédiatement une phrase dans la déclaration d’amour sous l’énigme qui disait : “L’amour est grave.” faisait directement référence au nom du célèbre vignoble des Graves, situé au sud de Bordeaux. L’auteur de l’énigme avait donc joué sur un double sens. La phrase “L’amour est grave” pouvait se traduire par : “Le vin est dans les Graves !”
2.1.21
Les régions viticoles autour de Bordeaux sont très complexes, avec des appellations disséminées et imbriquées les unes dans les autres. Cependant, sans entrer dans les détails, on peut les diviser grossièrement ainsi : au nord de Bordeaux se trouve le Médoc, au sud les Graves, à l’est, de l’autre côté de la Garonne, les régions de l’Entre-deux-Mers et de Saint-Émilion. À l’ouest, il n’y a pas de vignobles ; toute la zone jusqu’à l’océan Atlantique appartient à la forêt des Landes. Le village de Sauternes se situe précisément dans les Graves. C’est un petit village avec une seule rue, bordé à l’est par la Garonne et à l’ouest par le Ciron, une rivière qui prend sa source dans la forêt des Landes.
Les membres du bureau des étudiants nous attendaient sur la place de la poste. Ils nous annoncèrent que plusieurs voitures étaient déjà arrivées avant nous. Ils nous remirent alors la deuxième énigme, qui disait : “Printemps, été, automne, hiver , une abondance d’oiseaux.” Comme pour la première, un long texte explicatif suivait, dont voici le résumé : “Mon indifférence est à l’origine de la douceur du vin de Sauternes. Ce n’est qu’en pénétrant dans mon cœur que vous pourrez voir les paysages magnifiques.” Après discussion, nous avons conclu que le “moi” mentionné dans l’explication faisait référence à la forêt des Landes. Lorsque le Ciron traverse cette forêt, ses eaux se refroidissent et créent une différence de température avec la Garonne. Cela provoque le brouillard matinal qui enveloppe le village de Sauternes, favorisant la croissance du Botrytis cinerea. Nous devions donc entrer dans la forêt des Landes pour trouver les ” Printemps, été, automne, hiver ” et atteindre le deuxième lieu.
En nous aventurant dans la forêt des Landes, Jérôme, curieux, engagea une conversation avec moi. Il m’avoua qu’il trouvait courageux de ma part de venir en France seul. Il n’aurait jamais osé faire cela. Ses paroles améliorèrent l’impression négative qu’il m’avait laissée au départ.
La forêt des Landes est la plus grande forêt de l’ouest de la France, mais elle est très monotone, composée presque exclusivement de pins maritimes. Il s’agit d’une forêt artificielle, et c’est même la plus grande forêt artificielle d’Europe. (Je pensais en silence : Encore une “première d’Europe”. Cette arrogance me met mal à l’aise.) La forêt des Landes a été créée pour une raison importante : protéger Bordeaux.
Presque exactement à l’ouest de Bordeaux se trouve le grand bassin d’Arcachon, dont la superficie dépasse celle de l’agglomération bordelaise. Lorsque l’Atlantique est en marée montante, l’eau de mer remplit le bassin. À marée descendante, l’eau, mélangée aux sédiments du fond du bassin, s’écoule rapidement vers l’océan par un étroit passage. Ce courant rapide ralentit brusquement en atteignant l’océan, entraînant la sédimentation du sable et la formation, au fil du temps, d’une immense île de sable au milieu de la mer.
La région de l’Aquitaine, où se trouve Bordeaux, est située dans une zone de vents d’ouest dominants. Ces vents transportent nuit et jour le sable de l’île vers l’intérieur des terres. La formation du calcaire de Saint-Émilion, ainsi que le climat idéal de Bordeaux pour la culture de la vigne, avec de fortes variations de température entre le jour et la nuit, sont en grande partie dus à ce sable accumulé sur des millions d’années. Plus tard, les anciens habitants ont planté la forêt des Landes pour stopper l’avancée du sable vers Bordeaux.
De plus, la côte atlantique est souvent frappée par de violents ouragans. La forêt des Landes joue également un rôle de tampon, protégeant la ville et les vignobles environnants.