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Le vendredi, j’étais tellement nerveux que je ne tenais plus en place. Vanessa était la seule à l’entreprise à connaître mon secret. Toute la journée, son regard ne m’a pas quitté une seule seconde, surveillant attentivement mon état d’esprit et me donnant sans cesse des tâches pour me distraire. Je quittai le travail plus tôt que d’habitude, et Madame AQUITAIN m’emmena en voiture au marché central « Paul Bocuse » dans le quartier de Part-Dieu.
En entrant dans le marché, Madame AQUITAIN se dirigea directement vers une boucherie et demanda une rosette de Lyon. Elle insista pour que le boucher la tranche en lamelles extrêmement fines, puis les emballe dans un papier huilé hermétique. La rosette de Lyon est préparée avec de la viande maigre provenant des reins, des épaules et du ventre de porc, mélangée à 20 % de gras dur. La farce est assaisonnée avec du sel, du poivre noir en gros grains, de l’ail, du vin rouge et de la noix de muscade, avant d’être embossée dans un boyau de porc rectal. Elle est ensuite séchée dans du salpêtre pendant 50 jours. Cette charcuterie, très prisée des Lyonnais, est dégustée en apéritif comme un amuse-bouche. Chaque tranche révèle une viande d’un rose intense marbrée de fines particules blanches de gras, parfois parsemée de grains noirs de poivre. Le nom « rosette » proviendrait de la forme en rosace que révèle sa coupe transversale, évoquant délicatement une petite rose.
Madame AQUITAIN me fit également acheter un petit morceau de poitrine de porc et une saucisse fraîche lyonnaise. Ce type de saucisse ne se consomme pas crue ; il faut impérativement la cuire ou la poêler. Elle est préparée à partir de viande de porc maigre assaisonnée de pistaches et de truffes. Avant de quitter la boucherie, Madame AQUITAIN remarqua une petite boîte de grattons. Ces morceaux croustillants, également très appréciés des Lyonnais, sont réalisés en faisant cuire lentement un mélange de viande grasse et maigre de porc dans une marmite en terre cuite avec un peu d’eau, à une température de 60-70 degrés. Une fois le gras fondu, les résidus de viande sont égouttés, assaisonnés de sel et de poivre, et servis en collation.
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Nous nous rendîmes ensuite chez le poissonnier, où nous achetâmes des filets de brochet, trois grosses écrevisses et une bouteille de soupe de poisson fraîchement préparée le jour même. Nous prîmes également des œufs, du lait, de la farine, divers fromages frais, de la crème fraîche, plusieurs grosses plaquettes de beurre, des légumes frais, et quittâmes enfin le marché pour rentrer à la maison.
« Ce soir, nous allons préparer la majorité des plats qui demandent beaucoup de temps en cuisine, mais pour la salade lyonnaise, il est préférable de la préparer juste avant de la servir. Je vais t’enseigner la méthode ce soir, et demain tu pourras la réaliser devant Cristina, » expliqua Madame AQUITAIN en conduisant.
Surpris, je demandai : « Il existe une salade spécifique à Lyon ? Je pensais que les salades en France se résumaient aux classiques comme la salade César, la salade de fruits de mer ou encore la salade végétarienne. »
Madame AQUITAIN rit et répondit : « Certaines régions de France ont effectivement leurs propres salades typiques. Par exemple, en Alsace, la salade alsacienne est faite sans légumes verts, mais avec de la saucisse allemande, des œufs durs et différents types de fromage râpé. À Bordeaux, il y a la salade de gésiers, préparée avec diverses parties de canard et d’oie : gésiers, magret et foie gras, mélangés à des feuilles de salade. »
Je hochai la tête, ajoutant que j’avais déjà goûté à la salade de gésiers.
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De retour à la maison, nous nous sommes attelés à la préparation du plat principal pour le lendemain : les quenelles. « Les quenelles est le plat le plus luxueux et emblématique des bouchons lyonnais », expliqua Madame AQUITAIN. « Dans les lacs froids des Alpes, on trouve de nombreux brochets, des poissons à la chair tendre et délicate. Cependant, leur inconvénient est qu’ils ont beaucoup d’arêtes. C’est pourquoi les Lyonnais hachent leur chair en fine purée et la mélangent avec une base spéciale pour en faire des quenelles. »
Sous la direction de Madame AQUITAIN, et avec un soin particulier inspiré par le désir d’offrir à Cristina un accueil parfait, je commençai à préparer le repas de destin. Chaque geste, porté par une douceur discrète mais sincère, semblait destiné à exprimer ce que mes mots ne pouvaient dire. Je versai d’abord un litre de lait frais dans une casserole et le portai à ébullition. J’y ajoutai ensuite une grosse noix de beurre, tout en mélangeant continuellement, jusqu’à ce que le lait et le beurre se mélangent parfaitement. Puis, encore chaud, je versai un paquet entier de farine dans la casserole et utilisai un pétrin pour obtenir une pâte chaude et homogène. Une fois prête, je sortis cette grosse boule de pâte jaune encore fumante, qui constitue la base des quenelles : la panade. Avec un rouleau à pâtisserie, j’étalai la panade en une grande feuille épaisse sur une planche à découper, avant de la laisser refroidir et sécher sur une grille.
Nous passâmes ensuite à la préparation du dessert pour le lendemain : la galette sucrée. Ce dessert est une spécialité du village de Pérouges, situé dans l’Ain, à proximité de Lyon. Nous dissolûmes de la levure dans un peu d’eau tiède, que nous ajoutâmes à de la farine mélangée à une pincée de sel. Puis, nous y incorporâmes un bol de sucre, un œuf battu et, après cinq minutes de pétrissage avec le pétrin, un bol de beurre finement coupé en morceaux. Après avoir pétri la pâte à la main pendant cinq minutes supplémentaires, nous l’étalâmes en une fine galette ronde que nous laissâmes lever pendant une heure.
Nous passâmes ensuite à la préparation du petit-déjeuner pour le matin de son départ à Strasbourg : le saucisson brioché. Tout d’abord, nous plongeâmes le saucisson de Lyon cru dans une casserole d’eau bouillante pendant quinze minutes. Pendant ce temps, dans un grand bol, nous cassâmes trois œufs, que nous assaisonnâmes avec du sel et de la muscade. Nous mélangeâmes le tout jusqu’à obtenir une consistance homogène. Madame AQUITAIN sortit alors un petit moulin en bois de son garde-manger, y plaça une noix de muscade, et en tourna la manivelle en fer pour en faire tomber la poudre directement dans le bol. Nous ajoutâmes ensuite une tasse de crème fraîche liquide aux œufs et mélangeâmes de nouveau.
Puis, nous versâmes de la farine sèche préalablement mélangée à de la levure dans la préparation, et remuâmes jusqu’à obtenir une pâte épaisse et jaune. Nous en versons un tiers dans un moule en fer. Ensuite, nous déposâmes le saucisson, préalablement cuit et débarrassé de son boyau, au centre du moule, sur la pâte. Nous recouvrîmes le tout avec les deux tiers restants de pâte, en veillant à ce que le saucisson soit entièrement enveloppé. Le moule fut ensuite placé dans un four préchauffé à 180 degrés, où il cuisait pendant 45 minutes.
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Nous reprîmes alors la préparation des quenelles. Madame AQUITAIN sortit d’un placard un hachoir à viande manuel en fer. Ayant utilisé un hachoir similaire dans mon enfance pour préparer la farce des raviolis avec mes parents, je l’assemblai rapidement. Nous y introduisîmes des bandes de panade, une grosse noix de beurre et des filets de brochet, puis actionnâmes la manivelle pour obtenir une farce homogène. La farce fut ensuite mélangée à six œufs dans un pétrin pour obtenir une texture mousseuse.
Madame AQUITAIN ouvrit un buffet en acajou situé dans la salle à manger en marbre. Les tiroirs révélèrent une collection de couteaux, fourchettes et cuillères en argent. Elle en sortit une grande cuillère à poisson en or, dont le cuilleron pouvait contenir un gros œuf d’oie. Le manche était orné de motifs rococo d’inspiration royale. Elle prit également un couteau à poisson en or assorti, dont la lame fine, mi-tranchante, mi-spatule, portait des gravures délicates : deux poissons bondissants entourés de vagues stylisées.
Madame AQUITAIN me fit une démonstration. Elle plongea doucement la cuillère dans la mousse de poisson, racla délicatement la surface pour former une quenelle en forme d’œuf à la surface lisse, puis immergea la cuillère dans de l’eau bouillante. Sous l’effet de la chaleur, la quenelle gonfla et se détacha d’elle-même de la cuillère pour flotter à la surface. Je pris ensuite la cuillère et façonnai neuf quenelles au total. Elles furent pochées dans l’eau bouillante pendant dix minutes, puis retournées à l’aide du couteau à poisson pour cuire encore dix minutes. Une fois cuites, nous les retirâmes avec une écumoire, les laissâmes refroidir et sécher, avant de les emballer dans un film alimentaire et de les placer au réfrigérateur.
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En attendant que les quenelles finissent de cuire, le saucisson brioché était également prêt. De l’extérieur, elle ressemblait à un brioche rectangulaire classique, doré et appétissant, dégageant un parfum irrésistible de beurre. Pour le petit-déjeuner du troisième jour, il suffira de la trancher et de la réchauffer au micro-ondes. La douceur beurrée de la brioche se marie harmonieusement avec les arômes riches du saucisson à la truffe, offrant une expérience gustative pleine de nuances.
Je préchauffai ensuite le four à 210 degrés, parsemai des petits cubes de beurre sur la pâte levée de la galette de Pérouges, avant d’ajouter une fine couche de sucre en poudre. Après un passage de quinze minutes au four, la galette dorée et croustillante était prête.
Une fois la brioche et la galette soigneusement enveloppées dans du film alimentaire, nous passâmes à la préparation de la sauce Nantua pour les quenelles. Je fis chauffer des oignons finement hachés dans une grande casserole en inox avec de l’huile d’olive et une généreuse noix de beurre. Ensuite, nous ajoutâmes les écrevisses préalablement nettoyées. Madame AQUITAIN me fit reculer avec Clara, puis versa un verre de cognac dans la casserole avant de l’enflammer avec un briquet électrique, embrasant d’un coup tout le contenu de la casserole. Une fois les écrevisses bien rôties, elle ajouta une bouteille entière de soupe de poisson fraîche, une demi-bouteille de vin blanc, une grande bouteille de crème fraîche et deux cuillères à soupe de concentré de tomate. À l’aide d’un mixeur électrique, elle réduisit l’ensemble en une bisque onctueuse et d’un rouge éclatant. Nous transférâmes cette sauce refroidie dans un grand bol avant de la placer au réfrigérateur pour qu’elle repose.
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Enfin, nous avons préparé une note fraîche et légère pour conclure le repas. Ce fromage semi-liquide porte le nom pittoresque de “cervelle de canut”. À l’époque, les tisserands travaillant sur la colline de la Croix-Rousse le consommaient trois fois par jour avec du pain, en guise de repas. Les bourgeois, se moquant d’eux pour leur incapacité à se payer des cervelles de mouton, donnèrent à ce plat son nom peu flatteur. Il s’agit d’un mets très simple et léger : on mélange du fromage blanc épais et crémeux avec de la crème fraîche épaisse, dans des proportions égales. Ensuite, on y ajoute une petite dose de vinaigre de vin blanc et deux cuillères d’huile d’olive, pour obtenir une texture légèrement plus fluide. Du persil plat, de la ciboulette, de l’estragon, des échalotes et de l’ail sont finement hachés, puis intégrés à la préparation. On assaisonne avec une pincée de sel et un peu de poivre noir fraîchement moulu à l’aide du petit moulin en bois. Après avoir bien mélangé, il suffit de mettre le tout au réfrigérateur pour le servir bien frais.
Tout était prêt. J’ai déménagé mes affaires dans la chambre secrète et nettoyé la chambre du cirque pour accueillir Cristina. J’étais tellement excité et nerveux que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Pourtant, en me levant le lendemain matin, je ne ressentais aucune fatigue, mais une énergie débordante et une sensation de renouveau. Incapable de manger quoi que ce soit, j’ai directement pris mon vélo pour me rendre au village de Piedmont, où j’avais rendez-vous avec Vanessa. J’ai attaché mon vélo au bord du marché matinal, devant la petite église du village. À huit heures, Vanessa est arrivée. Nous avons ensuite pris la voiture pour nous rendre à l’aéroport de Lyon.
Cet aéroport, nommé en hommage à l’écrivain lyonnais Antoine de Saint-Exupéry, est un lieu emblématique. Aviateur passionné, Saint-Exupéry a conçu son chef-d’œuvre, Le Petit Prince, comme un récit raconté par un pilote. Après une heure de route, nous avons aperçu de loin l’entrée monumentale de l’aéroport, dont les formes évoquent les ailes majestueuses d’un aigle déployé. Après deux années d’attente, de nombreuses nuits d’insomnie et de larmes silencieuses, Cristina allait enfin arriver !