Cristina

Partie 2 – Bavardage dans un bar à colombages rennais

Le bus arriva enfin au centre-ville, sur la place de la République, et nous descendîmes. En longeant la rue d’Orléans, nous traversâmes l’imposant bâtiment de l’Hôtel de Ville pour déboucher sur la place Saint-Michel. Ce quartier conserve de nombreuses maisons à colombages datant du Moyen Âge. Autrefois, tout Rennes était constitué de ces maisons à pans de bois. Mais en hiver 1720, un incendie ravagea la ville pendant une semaine entière, détruisant les cinq sixièmes de son patrimoine. Seules les bâtisses situées entre la place Saint-Michel et la place Sainte-Anne échappèrent aux flammes. Les ruines furent ensuite reconstruites par Jacques Gabriel, l’architecte en chef du Roi, dans un style classique. Son fils, Ange-Jacques Gabriel, sera plus tard l’architecte de la place de la Concorde à Paris. C’est pour cela que Stéphanie me disait souvent qu’en se promenant dans les rues de Rennes, elle avait parfois l’impression d’être à Paris.

Nous choisîmes un bar situé à l’angle de la place. Il occupait une maison médiévale à colombages de trois étages avec un grenier sous les toits. Les poutres noires tordues se superposaient en un équilibre fragile, encadrant un mur blanchi à la chaux. Les fenêtres, en revanche, étaient peintes d’un bleu vif et joyeux, donnant une impression de légèreté. L’intérieur du bar baignait dans une lumière rouge intense, créant une ambiance chaleureuse et feutrée. Son nom m’intrigua : Salama. Il me rappela la célèbre chanson Salama ya Salama de la chanteuse légendaire Dalida. “Salama” est un prénom égyptien féminin qui signifie “paix”.

Nous prîmes place sur les banquettes d’un coin du bar. Le serveur vint nous voir pour prendre notre commande.
“Je voudrais goûter une spécialité locale,” dis-je.

Éléonore esquissa une moue hésitante avant de m’expliquer : “La boisson traditionnelle de Bretagne est le cidre. Il contient très peu d’alcool, donc son prix est bas et les bars n’en servent pas, car ce n’est pas assez rentable. Même dans les restaurants, seuls ceux spécialisés dans la cuisine bretonne en proposent.”

“Mais si ce monsieur chinois veut vraiment boire du cidre, nous avons ce qu’il faut,” intervint le serveur. “Un de nos employés en a justement acheté quelques bouteilles aujourd’hui. On peut vous en servir un verre pour trois euros. Qu’en dites-vous ?”

Éléonore se pencha vers moi : “En supermarché, une bouteille coûte à peine deux euros… Trois euros le verre, ce n’est pas vraiment une bonne affaire. C’est toi qui vois.”
Je voulais profiter de l’ambiance, alors je commandai un verre malgré tout.

Une fois nos boissons servies, nous reprîmes la conversation commencée dans le bus. L’histoire du père d’Éléonore avait éveillé notre curiosité, si bien qu’elle entreprit de nous raconter l’histoire de sa famille :
“Mon grand-père est né à Saint-Pétersbourg. Il était à l’origine membre du Parti communiste. Plus tard, pendant les grandes purges staliniennes, il fut accusé à tort d’être un capitaliste et s’enfuit au Portugal, grâce à la protection de camarades. Ma grand-mère était norvégienne. Avant l’invasion de la Norvège par Hitler, elle réussit à s’exiler au Portugal où elle rencontra mon grand-père. Ils ouvrirent une conserverie au Portugal qui connut un essor rapide pendant la guerre. Mon père a grandi dans une famille très aisée et devint un playboy sans le moindre scrupule.

Plus tard, lors d’une soirée à Paris, il eut une aventure avec ma mère, mais quand il apprit qu’elle était enceinte, il l’abandonna. Ma mère, profondément blessée, partit seule à Ottawa où elle me donna naissance. J’ai vécu au Canada jusqu’à l’âge de quatre ans. Ensuite, ma mère s’est remariée, mais sa nouvelle famille ne m’acceptait pas, alors mon grand-père maternel m’a recueillie et élevée dans sa maison familiale à Toulon. J’ai voulu retrouver mon père, mais il avait épousé la fille d’un riche marchand portugais et hérité d’un magnifique château médiéval. Il ne souhaitait pas que je perturbe sa famille, alors il s’est contenté de verser une pension à mon grand-père pour mon éducation. Néanmoins, quand j’étudiais au collège à Paris, mon père me prêta son appartement du centre-ville, m’évitant au moins de me retrouver à la rue. Au collège, j’ai rencontré mon parrain, un Anglais. Chaque été, je passais deux mois chez lui à Manchester. C’est de lui que j’ai appris les bonnes manières et l’éducation. Il est celui qui m’a véritablement élevée. Donc, Alexandre, tu vois : bien que j’aie six frères et sœurs du côté de mon père et deux sœurs du côté de ma mère, je suis comme toi, une enfante unique. Je suis aussi seule que toi, sans frères ni sœurs, sans famille et sans amour. “

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“Ce que votre parrain a fait correspond vraiment à l’impression que nous Chinois avons des Anglais : très gentleman,” ai-je admiré. “Les Chinois ont certaines impressions établies sur les différents peuples européens : les Anglais sont des gentlemen, les Français sont romantiques, les Allemands sont rigoureux, les Italiens sont exubérants. Tu es retourné en France et entourée de Français romantiques, tu trouveras certainement l’amour rapidement.”

“Les Français romantiques, tiens donc.” Éléonore ricana froidement, ses deux fins sourcils se dressant au-dessus de ses yeux verts pleins de moquerie. Elle pointa du pouce deux hommes corpulents et graisseux près du comptoir, l’un ivre mort affalé sur le bar, tandis que l’autre, débraillé, s’appuyait lourdement sur le bar en mâchonnant une cigarette roulée bon marché. “Voici deux exemples parfaits. Le fameux romantisme français ! “

Le type débraillé remarqua qu’Éléonore parlait de lui et, dans un geste provocateur, souffla un nuage de fumée âcre en direction des filles, dont l’odeur suffocante semblait mêlée de cannabis. Sensible à la fumée, Éléonore toussa jusqu’aux larmes et marmonna avec colère. “Le gouvernement britannique a interdit de fumer dans tous les lieux publics fermés il y a trois semaines. À quand la même interdiction en France ?” Puis elle regarda Catherine et moi : “J’ai eu une enfance malheureuse, mes parents m’ont fait perdre toute confiance en la nature humaine. Je crois que j’ai perdu toute capacité à aimer. C’est pour ça que j’ai choisi d’étudier la biologie. J’ai plus confiance en les animaux qu’en les hommes.”

“Tu as Alex et moi. Tu pourras toujours nous faire confiance, quoi qu’il arrive,” assura Catherine. “Les beaux mots, tout le monde peut dire ça maintenant. Pour ce qui est de l’avenir, on verra dans quelques années !” répondit froidement Éléonore.

L’atmosphère devenant gênante, je m’empressai de changer de sujet : “Alors c’est pour ça que tu étudies la biologie. J’étudie la chimie parce que j’ai un oncle aux États-Unis qui est chimiste, il travaillait comme ingénieur chimiste chez DuPont, et récemment il est devenu professeur de chimie à l’Université Purdue dans l’Indiana, où il peut recruter des doctorants en chimie. Mon père m’a dit d’étudier la chimie pour qu’après mon diplôme d’ingénieur, je puisse faire un doctorat en chimie aux États-Unis avec mon oncle.” Après cette soudaine présentation personnelle, je me tournai vers Catherine et demandai abruptement : “Catherine, que veux-tu faire après ton diplôme ?”

“Trouver un boulot, bien sûr !” répondit Catherine avec un sourire éclatant comme une pivoine, “Je ne sais pas exactement quel type d’emploi je pourrai trouver, peut-être comme plus de la moitié des Suisses, je finirai par travailler dans une banque. Pour trouver un emploi dans une banque, il faut parler français, C’est d’ailleurs pour ça que j’ai choisi de faire mon Erasmus en France.”

“Est-ce que tu devras souvent venir en France pour ton travail à la banque ?” demandai-je. ” Même pour travailler en Suisse, il me faudra parler français, par exemple si je vais en mission à Genève, la deuxième plus grande ville de Suisse, les gens là-bas ne comprennent que le français.” “Les Suisses à Genève ne comprennent pas la langue suisse ?” demandai-je, étonné.

“Oh, cher Alex, la ‘langue suisse’ n’existe pas,” dit Catherine en riant, la bouche cachée derrière ses mains. “C’est comme ta sœur moldave, sa langue maternelle est le ‘roumain’ et le ‘russe’, la ‘langue moldave’ n’existe pas.” Puis, reprenant un ton plus sérieux, elle expliqua : “Dans ma région, tout le monde parle allemand. Plus précisément, ce que l’on appelle le ‘suisse allemand’. Mais pour nous, le français est une langue étrangère. Si on ne l’apprend pas à l’école, on ne le comprend pas du tout. À Genève, en revanche, la langue maternelle est le français, et là-bas, les gens ne comprennent pas l’allemand. Pourtant, nous sommes tous Suisses. Dans le sud du pays, ils ne parlent que l’italien. Et puis, il y a encore une autre région où l’on parle une langue spécifique à leur communauté.”

J’en restai bouche bée. “Comment un pays comme la Suisse arrive-t-il à rester uni avec toutes ces différences linguistiques ?” “Ce genre de situation est plus courant en Europe que tu ne le penses,” intervint Éléonore. “Regarde la Belgique : au sud, on ne parle que français, et au nord, uniquement néerlandais.” “Mais au Luxembourg,” dit Catherine. “Oui, le Luxembourg est une exception, chaque Luxembourgeois parle simultanément l’allemand, le français et l’anglais,” dit Éléonore.

La discussion sur les langues européennes m’avait ouvert de nouveaux horizons, mais je suis revenu au sujet du travail de Catherine :”Catherine, il faut absolument qu’on reste amis. J’ai entendu dire que les banques suisses sont les plus riches du monde. Alors, on s’organise : tu me diras où se trouve le coffre, j’apporterai un gros marteau, je frapperai ‘bang’, et nous serons riches !”

Catherine sourit comme le vent de printemps caressant les saules : “Alex, cette méthode ne fonctionne plus, maintenant l’argent des banques n’est plus conservé dans des coffres, mais dans des ordinateurs.”

“Ce n’est pas un problème, il suffit d’adapter notre stratégie,” dis-je avec une moue obstinée. “Tu me diras où se trouve l’ordinateur, j’apporterai un gros marteau, je frapperai ‘bang’, et nous serons riches !” Tous nous trois éclatèrent de rire. “Je peux parfaitement imaginer les pièces d’or s’écoulant du boîtier en plastique de l’écran d’ordinateur !” dit Éléonore, riant à en perdre haleine.

Pendant que nous plaisantions, Alex le Roumain et sa petite amie espagnole Beatriz entrèrent également dans le bar “Salama”. Le Salama se trouvait juste à côté d’un restaurant mexicain, et comme le Mexique appartient à l’aire culturelle hispanophone, Beatriz avait suggéré d’y dîner avec Alex. Après leur repas, Alex avait proposé de prendre un verre, ce qui les avait amenés à pousser la porte du bar voisin.

“On dirait que tout le monde se fiche du couvre-feu !” s’exclama Catherine en riant en voyant Alex entrer.

Alex, en rencontrant Catherine par hasard, affichait un visage plein de surprise. Après avoir commandé deux verres, il s’installa avec Beatriz en face de nous. “La situation des émeutes dans les banlieues françaises devient de plus en plus grave, combien de voitures ont encore brûlé dans tout le pays hier soir ?” dit-il, enchaînant sur les propos de Catherine après s’être assis.

“Je ne sais pas, le gouvernement ne publie plus les chiffres des dégâts maintenant,” dit Éléonore. “Parce qu’ils ont découvert que ces statistiques incitaient les jeunes des banlieues à rivaliser pour voir qui brûlerait le plus de voitures, ce qui aggravait la situation. Désormais, ils contrôlent l’information diffusée à la télévision, ne parlant que de ce qui favorise l’intégration nationale.”

“Mais ils ne peuvent pas contrôler l’opinion mondiale, les reportages internationaux sur la situation en France sont extrêmement exagérés. J’ai lu un journal espagnol qui montrait une photo de Paris la nuit avec d’épaisses fumées, avec ce titre : ‘Paris = Bagdad’, c’est absolument ridicule ! Nous ne sommes tout de même pas en état de guerre,” se plaignit Alex. “Comment vous, Français, voyez-vous cette crise ?” demanda-t-il à Éléonore.

“Aujourd’hui, la règle d’or des médias, c’est de faire du sensationnel pour capter l’attention. C’est regrettable,” répondit Éléonore. “Ces émeutes ne vont pas continuer jusqu’aux vacances de Noël, j’espère,” dit Alex en jetant un regard amusé à Catherine. “J’ai prévu d’aller à Londres pendant les vacances de Noël. J’ai mon frère chinois juste assis en face de moi, Dengjun, je me dois d’aller voir le plus grand Chinatown d’Europe en ton honneur !”

C’est alors que Beatriz, qui avait écouté les autres parler et restait silencieuse jusqu’à présent, intervint soudain : “Alex, je te dis depuis longtemps que tu devrais venir avec moi à Barcelone pour Noël, tu pourrais loger chez mes parents. La Sagrada Familia à Noël est vraiment la chose la plus fascinante au monde.” Alex l’embrassa distraitement : “Nous irons ensemble la prochaine fois, ma chérie.”

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“Le gouvernement ne donne plus de chiffres précis sur les dégâts, mais les médias affirment que la situation s’est grandement améliorée depuis l’instauration du couvre-feu. Malgré cela, des jeunes de banlieue en Allemagne et en Belgique ont commencé à imiter le mouvement en incendiant des voitures,” expliqua Éléonore.

“Peu importe ce qui se passe ailleurs, ces émeutes ne toucheront jamais la Suisse,” déclara Catherine avec fierté. Alex commenta : “Votre pays est un État perpétuellement neutre, vous ne suivez aucune tendance européenne, vous n’êtes même pas dans l’Union européenne.”

“Pourquoi la Suisse ne souhaite-t-elle pas rejoindre l’Union européenne ?” demandai-je, perplexe.

“Les Suisses sont trop habitués à leur indépendance et ne veulent pas qu’on leur dicte quoi faire,” expliqua Catherine en souriant. “Si nous rejoignions l’UE, nous perdrions certains pouvoirs, comme le contrôle fiscal, le droit d’imprimer notre monnaie, le contrôle de notre marché. La Suisse est un petit pays, et nous ne souhaitons pas que des puissances extérieures nous imposent leurs décisions.”

“Êtes-vous alors membres des Nations Unies ?” demandai-je.

“Nous avons rejoint l’ONU en 2002 suite à un référendum national,” expliqua Catherine, “Bien que la Suisse ait toujours été un pays neutre, l’ONU est différente des autres organisations internationales; nous ne la considérons pas comme un lieu de conflits politiques. L’objectif des Nations Unies est de maintenir la paix, de sauver des vies, de protéger la culture et de promouvoir le développement scientifique. Cela correspond aux principes fondateurs de la Suisse.”

“Vous n’avez pas besoin d’intégrer l’UE aussi parce que vous êtes déjà extrêmement riches. Même en restant en dehors, les pays européens se bousculent pour vous séduire. Vous pouvez circuler librement dans toute l’UE et vous recevez même des subventions européennes pour vos études. En revanche, si nous les romains voulons venir en France sans être dans l’UE, on nous donne un visa de trois mois seulement. Et il faut faire la queue toute une journée à la préfecture pour renouveler notre titre de séjour chaque année. Une seule fois là-bas, et on se demande pourquoi notre pays met autant de temps à rejoindre l’Union européenne. Heureusement, notre adhésion est enfin actée : dans deux ans, la Roumanie rejoindra l’UE. Je n’aurai plus besoin de faire des allers-retours à la préfecture, et je pourrai enfin obtenir des aides européennes pour mes études.” dit Alex avec un ton mi-envieux mi-fier.

“Les Chinois obtiennent aussi un visa de trois mois pour venir en France.” commentai-je.

Alex se tourna vers Catherine et ajouta en me regardant : “Les Suisses peuvent aller presque partout dans le monde sans visa. Toutes ces pages de visa dans votre passeport sont en réalité ne vous servent à rien. “

Catherine se gratta la tête : “Ce n’est pas tout à fait vrai pour tous les pays, il y en a certains pour lesquels nous devons quand même demander un visa.” Elle portait son passeport suisse dans son sac et le sortit pour le montrer à Alex.

Le passeport suisse de Catherine avait à peu près la même épaisseur qu’un passeport chinois, mais la moitié des pages était consacrée aux règlements de protection des citoyens suisses rédigés en différentes langues. “Tu vois, ils n’ont pas prévu beaucoup de pages pour les visas,” commenta Alex en feuilletant le document. À ce moment, il tomba sur le visa américain de Catherine, valable pour une durée de 18 ans. “18 ans !” s’exclama Alex avec envie, “Voilà le pouvoir de l’argent !”

Le reste de la soirée fut monopolisé par la conversation entre Alex et Catherine. Éléonore, Beatriz et moi étions relégués au rôle d’auditeurs silencieux. Alex parlait avec un enthousiasme débordant, gesticulant avec énergie.

Je jetai un coup d’œil discret à Beatriz. Elle restait immobile à côté de lui, le regard perdu, un voile de tristesse assombrissant son visage.

Depuis cette nuit-là, je ne suis jamais retourné au bar Salama.

À l’automne 2013, je suis revenu à Rennes pour assister au vingtième anniversaire de la classe préparatoire Gay-Lussac de l’École de Chimie de Rennes. J’ai spécialement cherché ce bar de mes souvenirs de jeunesse. Mais à l’endroit où se dressaient autrefois ces charmantes maisons à colombages médiévales, il ne restait plus qu’un amas de ruines calcinées, vestiges d’un incendie dévastateur. Lors de la Fête de la Musique en 2010, un jeune homme ivre avait parié avec ses amis que la peinture sur ces maisons médiévales était ignifuge et que ces structures à colombages ne pouvaient pas prendre feu. Pour prouver son point, il avait allumé avec son briquet une maison à colombages voisine. Il perdit son pari.