Cristina

Partie 3 – Hymne de la liberté

1.9.5

Quelques jours plus tard, alors que je retournais seul de l’école à la résidence CROUS après les cours, Alex me rattrapa par derrière et me proposa une promenade ensemble. “Dengjun, j’ai rompu avec Beatriz,” m’annonça-t-il. Je le regardai avec surprise : “Mais il y a encore quelques jours, vous sortiez ensemble dans le bar !” Il évita mon regard et se justifia : “Tu vois, Beatriz n’est pas du tout jolie, je ne pouvais pas trouver de plaisir avec elle.”

Furieux, je répliquai : “L’amour ne devrait pas dépendre du plaisir physique ! Il doit reposer sur une connexion profonde entre deux âmes. Si tu ne l’aimais pas, tu n’aurais jamais dû la séduire ! L’amour n’est pas un jeu, en agissant ainsi, tu l’as blessée… et tu finiras par te blesser toi-même.”

Alex dit avec affliction : “Dengjun, tout ce que tu dis est vrai. Je crois que je n’ai jamais vraiment guéri de ma rupture avec Béa. Quand je la vois en cours chaque jour, je ressens une douleur particulière. Je me sens vide et je veux rapidement trouver quelque chose pour combler ce vide. Tu n’as pas remarqué ? Le diminutif de ‘Beatriz’ est aussi ‘Béa’, et c’est ainsi que je l’appelais quand nous étions seuls. J’ai cherché à retrouver avec Beatriz la satisfaction que m’avait procurée mon amour pour Béa, j’ai cherché sincèrement, mais j’ai découvert que cela ne faisait que me rendre plus vide. Dengjun, je pense que j’ai fait des erreurs !”

Je le regardai avec déception : “Je ne peux pas t’aider. Si j’étais toi, je retournerais voir Beatriz, je lui présenterais mes excuses et je chérirais cette brave fille.”

Alex secoua la tête : “Je ne me permettrai pas de faire marche arrière. “Puis, changeant brusquement de sujet, il me demanda : “Dengjun, cette nuit-là, au bar… Comment as-tu trouvé l’attitude de Catherine à mon égard ?”

“Elle était très amicale avec toi, et elle m’a dit plus tard qu’elle t’appréciait vraiment.”

“C’est bien ça !” Les yeux d’Alex s’illuminèrent soudain, “Ce soir-là, j’ai pu sentir fortement une résonance spirituelle entre elle et moi. J’en suis sûr, elle ressentait également quelque chose pour moi.”

“Tu ne crois pas que tu te fais peut-être des illusions ? Catherine a un petit ami en Suisse.”

“Je sais, Dengjun. Mais il y a des intuitions qui ne trompent pas. La conversation que j’ai eue avec elle ce soir-là… Depuis ma rupture avec Béa, je ne m’étais jamais senti aussi comblé. Catherine est la femme de mon destin, elle est différente de toutes ces filles stupides qui étaient avec moi pour le plaisir charnel. Sa sagesse, ses perspectives, sa vision, sont comme un rayon de lumière indiquant une direction à mon destin chaotique, me faisant volontiers me prosterner à ses pieds. Pour suivre ses pas, je serais prêt à perdre ma vie. Elle a un petit ami en Suisse, mais son petit ami n’est pas en France. En France, Catherine est seule, et c’est précisément à cause de cette solitude qu’elle t’a demandé de l’accompagner en promenade ce jour-là, et qu’elle m’a rencontré. Pendant son séjour en France, je peux l’accompagner et la rendre heureuse. Quand elle retournera en Suisse, je la rendrai à son petit ami !”

Je regardais Alex avec tristesse : “Tu l’aimes vraiment. Mais je ne peux pas t’aider, mon frère. Même moi, je n’arrive pas à démêler cet imbroglio qu’est l’amour.” Alex me regardait, perplexe. Je lui expliquai : “J’ai entendu Huang Nguyen dire que tout le monde dans notre classe pense que je suis amoureux de Cristina, que je la poursuis et qu’elle m’a rejeté.”

“Oui, j’ai aussi entendu ces rumeurs circuler dans la classe.” “Mais c’est faux, je ne la poursuis pas. Je ne peux pas laisser Cristina penser que je l’aime. Comme tu l’as dit toi-même, cela compliquerait sa vie.”

“Alors que veux-tu que je fasse ? Si tu ne veux pas la séduire, il te suffit de ne plus aller la voir, de ne plus lui parler, et le problème est réglé.” “Mais même si je n’approche pas Cristina, Lei trouvera toujours le moyen de lui faire croire que je la poursuis ! Et je crains que cela ne cause à Cristina pression et souffrance. Je ne peux pas permettre que Cristina soit blessée à cause de moi. Tu es le meilleur ami de Cristina, tu devrais lui dire clairement que je ne l’aime pas !”

Alex me fixa de ses yeux limpides, ses iris bleus comme l’océan emplis de tristesse : “Mon frère… Qui mieux que moi peut comprendre la douleur d’un amour inaccessible ? Je suis dans la même situation que toi maintenant ! Mais je ne peux pas lui mentir. Cristina est une amie aussi précieuse que toi. L’amitié repose avant tout sur l’honnêteté. Comment pourrais-je lui dire que tu ne l’aimes pas, alors que c’est faux ? Même dans notre conversation, tu ne cesses de parler d’elle toutes les trois phrases. Cela prouve que tu penses à elle tout le temps. Comment pourrais-je transformer cet amour en désintérêt ? Si tu penses que le jugement des autres à ton égard est injuste, tu devrais te présenter devant tout le monde pour te montrer et te justifier.”

Je lui dis avec anxiété : “Alex, tu ne saisis pas l’essentiel. Je te parle de Cristina non pas parce que je pense à elle, mais parce que tu peux l’aider à éviter le danger. Le point essentiel est Lei, qui ne cesse de mentir et de perturber les relations entre tout le monde. Si cela continue, ces mensonges blesseront Cristina ! Nous devrions protéger la pureté et la bonté de Cristina. Tu devrais lui dire de se méfier de Lei, lui dire que Lei est un menteur, comme tu l’avais toi-même jugé l’année dernière.”

Alex rugit avec colère : “Dengjun, tu vas trop loin ! Tu ne devrais pas être jaloux de Lei et le salir simplement parce que Cristina est maintenant plus proche de lui que de toi ! As-tu pensé à l’embarras dans lequel je me trouve, pris entre toi et Lei dans cette guerre ? Lei est mon binôme en travaux pratiques. Pour les vacances de Noël, nous avons prévu un voyage à Londres ensemble. Il s’est occupé de toute l’organisation. Quand nous étions à Paris pour obtenir nos visas, mes parents n’avaient pas encore eu le temps de m’envoyer assez d’argent, et c’est Lei qui m’a avancé l’argent. Il m’a même proposé que, puisque le prix d’une chambre d’hôtel est le même pour une ou deux personnes, il paierait tous mes frais d’hébergement. Je ne peux pas dire du mal de Lei. Voudrais-tu que je sois ingrat envers lui ? Si tu étais à ma place, comment gérerais-tu ta relation avec lui ?”

Les paroles d’Alex ont anéanti toutes mes forces. Je fixais ses yeux bleus, où les émotions étaient profondes, vagues, insondables. Tel une fleur fanée, je dis sans énergie : “Alex, te souviens-tu de ce que tu m’as dit l’autre jour : quand on aime une fille, on ne doit absolument pas lui montrer nos sentiments en premier, sinon, elle méprisera cet amour.”

“Oui, je l’ai dit, et j’y crois toujours. Avec les filles, nous devrions les séduire.”

“Mais si Cristina croit que je veux la séduire, comment pourrait-elle encore accorder de la valeur à mes sentiments ? Pourquoi devrais-je l’aimer, si c’est pour qu’elle me traite avec légèreté ?”

“Je ne sais pas, Dengjun. L’amour est une énigme insoluble pour chacun d’entre nous. Si je peux te donner un conseil, c’est d’écouter ce que te dit ton cœur et de faire ce que ta première impression te suggère. Quoi que tu fasses, je te soutiendrai toujours.”

1.9.6
Je retournai à la résidence, découragé, et tombai sur Catherine qui partait faire des courses à Intermarché. “Alex, comment vas-tu aujourd’hui ?” Quand elle souriait, j’avais l’impression que de nombreux pétales de rose tendres tombaient en cascade. “Je viens juste de passer du temps avec l’autre Alex, celui de Roumanie, et nous avons longuement parlé,” lui dis-je sans enthousiasme.

“Ah, c’est bien ! Il t’a donné des conseils concernant ta sœur et toi ?”

“Non… Nous avons surtout parlé de toi.”

“Quoi ?”Catherine écarquilla les yeux, surprise.

“Mon frère roumain a beaucoup apprécié la conversation avec toi au bar l’autre soir. Il m’a dit qu’il était tombé amoureux de toi et qu’il espérait sortir avec toi.”
“Mais n’était-ce pas sa petite amie assise à côté de lui ce soir-là ?” “Ils ont rompu.”

Le visage de Catherine devint soudainement pâle, et elle commença à bégayer : “Quelque chose ne va pas, je… je ne m’attendais pas à ça.” Son corps semblait vaciller : “Alex, non, Alexandre, ton frère roumain va trop vite. Je…Je préfère rentrer chez moi, je ne sais pas quoi dire.” Sans un mot de plus, elle tourna les talons et retourna dans sa chambre d’un pas hésitant et chancelant.

Le lendemain matin, en me rendant aux toilettes communes au bout du couloir, je tombai face à face avec Catherine qui en sortait, vêtue de son pyjama, les yeux encore ensommeillés. Elle semblait épuisée. “Alex,” m’interpella-t-elle, “je pense qu’il n’y a pas grand-chose de possible entre l’autre Alex et moi.” J’acquiesçai pour montrer que j’avais compris.

Peu de temps après ce jour-là, Alex a commencé à apporter un bouquet de roses à Catherine tous les jours, sans exception. Catherine le laissait toujours entrer dans sa chambre avec politesse. À plusieurs reprises, lorsque je suis allé voir Catherine, je les ai trouvés tous les deux en train de discuter joyeusement dans sa chambre. Mais Alex se plaignait auprès de moi : il avait l’impression qu’il ne lui manquait qu’un tout petit pas pour se rapprocher véritablement de Catherine, mais qu’une barrière invisible l’empêchait d’y parvenir. Quelles que soient ses tentatives de séduction, Catherine restait toujours polie et distante envers lui. Cette attitude à la fois proche et lointaine de Catherine le rendait presque fou. Il disait envier la manière dont Catherine me traitait, car, lorsqu’ils parlaient ensemble, elle mentionnait souvent mon nom.

Intrigué, je demandai alors à Catherine ce qu’elle pensait réellement d’Alex. Elle m’a répondu qu’Alex me ressemblait beaucoup, que notre caractère, notre perspective et notre curiosité étaient presque identiques, Pourtant, la sensation qu’il dégageait était totalement différente. “En quoi sommes-nous différents ?” lui demandai-je. Catherine a réfléchi un moment, puis a dit : “Quand une fille est avec toi, elle se sent très à l’aise, avec un sentiment sincère de sécurité et de confiance. Mais avec l’autre Alex, c’est différent… Il me donne l’impression d’être comme un loup agressif, comme s’il pouvait à tout moment bondir et me mordre.”

1.9.7
Le soir où Alex a refusé de m’aider, j’ai écrit un e-mail à Felix, le premier depuis qu’il est retourné au Venezuela. L’e-mail ne contenait qu’une seule phrase : “Alex est un fou, un salaud, un lâche !” Felix n’a pas répondu. Quelques jours plus tard, je lui ai envoyé un e-mail plus détaillé pour dissiper toute confusion que mon premier message aurait pu causer :

“Cher frère,
Tant de temps a passé et je ne t’ai pas écrit, j’espère que tu ne m’en veux pas. L’autre jour, j’ai envoyé un e-mail sans avoir eu le temps de le terminer. Tu as dû le trouver étrange, n’est-ce pas ? Comment vas-tu au Venezuela, es-tu heureux d’être retourné dans ton pays natal ? J’ai vu Anna une fois pendant les vacances d’été. Je ne vis plus dans la même résidence que Gérald et j’ai rarement l’occasion de le voir. Je communique moins avec tout le monde maintenant J’ai toujours tant de choses sur le cœur à dire, mais je ne sais plus comment les exprimer et les partager avec les autres. Préserver des amitiés semble être une tâche très difficile, surtout avec la complexité des relations entre Chinois, qui finissent par épuiser tout le monde.

Tout ce que je veux, c’est me consacrer à mes études. Pourtant, je me retrouve contraint d’agir comme un politicien, jonglant avec prudence entre les intérêts des uns et des autres. Ici, chacun cherche à isoler quelqu’un d’autre pour en tirer un avantage personnel en classe. Je déteste que les Européens me réduisent à mon identité chinoise. À leurs yeux, les Chinois de la classe ne comprennent rien à l’amitié ; ils se servent de leurs relations avec les Européens uniquement comme monnaie d’échange dans leurs rivalités internes. Les Européens sont complètement déroutés par les guerres internes entre Chinois, ne savent plus distinguer l’ami sincère de celui qui leur sourit par intérêt. Alors, ils finissent par ne plus vouloir partager quoi que ce soit avec nous.

Par exemple, si un jour je participais à une fête organisée par quelques filles françaises de la classe, quelques jours après, ces filles entendraient sûrement quelqu’un se présentant comme « mon meilleur ami » leur dire qu’en Chine, j’étais un gros dragueur irresponsable. Si je continuais à aller aux fêtes d’autres filles, cet « ami » pourrait alors facilement prouver à toute la classe qu’il avait raison. Quand tout le monde entend et croit la même chose, le mensonge devient vérité. Alex s’est perdu dans ces mensonges, j’ai même l’impression qu’il ne me reconnaît plus. Je pense qu’il chérit toujours notre amitié, mais nous ne pouvons plus nous comprendre. Je déteste Rennes ! J’ai l’impression que cette ville est un terrain fertile pour la méchanceté et l’hypocrisie, et l’année prochaine je ne choisirai absolument pas l’École de Chimie de Rennes pour mon cycle d’ingénieur.

Je n’ai pas parlé à Cristina depuis longtemps. Au début, j’évitais tout contact avec elle pour ne pas inciter les Chinois de la classe à chercher à salir ma réputation devant elle, je voulais maintenir notre amitié en secret. Certaines filles françaises de la classe disent que Cristina m’apprécie beaucoup. Mais Alex m’a affirmé que Cristina me trouvait agaçant. Je n’ose pas me rapprocher d’elle, initialement pour éviter que notre amitié ne soit empoisonnée par les Chinois. Mais maintenant, tout cela me semble tellement absurde.

Aujourd’hui, j’ai enfin compris que la plus grande méchanceté au monde n’est pas de priver une personne de ses biens ou de détruire son corps, mais de lui interdire de parler, de pervertir et violer la vérité, et d’anéantir sa foi et son désir d’un monde de beauté. Comme j’aspire au jour où je pourrai exprimer librement mes véritables pensées !”

Quelques jours plus tard, Felix a répondu à mon e-mail :

“Cher petit lion chinois,

Je sens que la vie a toujours été un peu compliquée pour toi. Peut-être est-ce à cause du nom ‘Alexandre’ que tu as choisi, qui te fait apparaître comme un héros légendaire, et je crois que les noms ont une grande influence sur le caractère. La vie que tu décris est celle d’un héros : intrigues politiques, joies et peines, jeux de pouvoir et équilibres fragiles, amitiés incertaines… Mais tu peux toujours compter sur l’authenticité de mon amitié.

Concernant Cristina et Alex, mon frère, je ne peux te donner qu’un conseil : rien n’est plus important au monde que la liberté. La liberté ne vient pas des autres, elle vient de ton cœur et doit être créée par l’effort de tes mains. La liberté est une force, c’est la meilleure façon de vivre. Tu dois t’assurer de penser librement et d’exprimer librement tes idées. Pour y parvenir, tu dois pouvoir ressentir et toucher cette liberté, et écouter attentivement ton âme. Ne te laisse pas vaincre par la peur. Si tu veux pleurer, pleure ; si tu veux parler, parle, sans t’inquiéter de déranger les autres ou d’être moqué pour avoir perdu la face. Quand les autres verront qu’ils ne peuvent pas limiter ta liberté, ils seront vaincus.

Je suis désolé de ne pas t’avoir écrit non plus. Mais je ne voulais pas que ma douleur affecte ton humeur. J’ai vraiment l’impression qu’une partie de ma vie est morte. Je n’ai rien maintenant, pas de travail, pas de petite amie, pas d’argent, la seule chose que j’ai de plus qu’avant c’est du poids. Ja ja. Je réfléchis à comment redémarrer ma vie, m’inscrire à nouveau à l’université. Je fais des exercices de mathématiques et de chimie tous les jours, et dans ma nouvelle vie, je jure de ne plus jamais échouer aux examens ou à quoi que ce soit (les échecs avec les filles ne comptent pas, jaja).

Je suis heureux d’avoir de tes nouvelles, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, je les partage avec toi. J’essaierai d’économiser pour revenir en France te voir. D’ici là, prends bien soin de toi !”