1.9.8
Romain m’a dit que Stéphanie était malade et m’a demandé d’aller la voir après les cours. Je voulais que Romain vienne avec moi, mais il était hésitant, rougissait, visiblement gêné. J’ai insisté, et il a fini par avouer : lui et Stéphanie vivaient tous les deux à la résidence Gay-Lussac, ils se croisaient constamment. Stéphanie étant une fille très charmante, il n’avait pas pu résister et avait tenté de la séduire, mais elle l’avait rejeté sans détour. Depuis, leur relation était devenue extrêmement embarrassante.
(Romain était mon co-parrain, un étudiant de deuxième année de la classe préparatoire française traditionnelle de l’École de chimie de Rennes. Stéphanie, notre filleule commune, était une étudiante française en première année de la classe internationale. Elle avait obtenu une moyenne de 18,52 au baccalauréat, ce qui la plaçait au quatrième rang national cette année-là. L’histoire entre Stéphanie, Romain et moi est racontée en détail dans le tome 1, chapitre 8, intitulé Je suis désormais un aîné de deuxième année.)
Je frappai à la porte de Stéphanie. Elle m’ouvrit avec un visage pâle et fiévreux, son corps frêle s’appuyant faiblement contre l’encadrement de la porte. Sa voix était enrouée, et elle toussait sans arrêt. Pris de compassion, je lui conseillai de faire sécher des écorces de mandarine et de les infuser dans de l’eau chaude.
“ Dengjun, tu me parles chinois, là ! ” plaisanta-t-elle faiblement, reprenant une expression idiomatique française signifiant qu’elle ne comprenait rien à ce que je racontais. “ Tu veux me faire boire du thé à l’écorce de mandarine pour que j’apprenne le mandarin ? ” Malgré son état, elle trouvait encore la force d’exploiter ce jeu de mots en français pour faire de l’humour. Je souris : “ Pas du tout. La mandarine elle-même favorise la production de mucus, mais son écorce, en infusion, a l’effet inverse : elle apaise la toux. C’est un principe d’équilibre entre le yin et le yang. ” Elle hocha la tête en me remerciant.
Je la remerciai à mon tour pour l’invitation à passer Noël chez elle.
“ Tu ne devrais pas me remercier, mais plutôt mon père. Il t’a rencontré ici l’autre jour et a été impressionné par ta politesse. De retour à la maison, il n’a cessé de parler de toi et a dit qu’un étranger ne devait pas rester seul dans un pays étranger pour Noël, une fête de retrouvailles familiales. C’est lui qui a insisté pour t’inviter. “
“Y a-t-il des traditions particulières à respecter pour Noël chez vous ? ”
Stéphanie réfléchit un instant : “Dans notre culture occidentale, il y a une tradition d’échange de cadeaux la veille de Noël. Mon père, ma mère, ma sœur et moi-même te préparerons chacun un cadeau. Tu devras donc préparer trois cadeaux, sinon ce serait gênant. Si tu trouves cela trop cher, je peux t’aider à financer une partie des cadeaux, mais il faudra que ça reste secret vis-à-vis de ma famille. ”
Je souris, soulagé : “ Ne t’en fais pas, j’ai déjà prévu des cadeaux pour vous remercier de votre accueil. je comptais vous les donner dès mon arrivée. ” “Ne les donne pas tout de suite, emballe-les dans du papier cadeau, écris le nom de chaque destinataire et place-les sous le sapin de Noël. Ce sera plus traditionnel. “
Puis, elle me regarda avec douceur : “ Dengjun, depuis que je te connais, tu sembles toujours soucieux. Je sais qu’être un étranger en France ne doit pas être facile. J’aimerais que, pendant ces quelques jours, tu considères ma famille comme la tienne. J’espère que nous pourrons t’aider à oublier un peu tes soucis et te permettre de passer un Noël joyeux. ”
Je la regardais avec émotion : “Je ne comprends toujours pas pourquoi Lei s’acharne contre moi et s’immisce sans cesse dans ma relation avec Cristina. Pourquoi ne peut-il pas se concentrer sur son objectif d’être premier de la classe et me laisser vivre tranquillement dans mon coin ?” ai-je dit avec amertume.
“Il est jaloux de toi !” affirma Stéphanie avec conviction. “J’observe ce Lei depuis un moment, il est très ambitieux et veut que tous les européens le considèrent comme l’unique représentant des Chinois. Mais ton apparition a ruiné ses ambitions. Tu es la personne la plus remarquée de toute l’école. Peu importe où tu vas, toutes les conversations finissent toujours par tourner autour de toi. Il est obligé de prétendre être ton ami pour attirer l’attention des autres. Ça doit vraiment l’agacer.”
Je lui ai souri amèrement : “La célébrité n’est pas ce que je recherche. Nous avons un vieux dicton en Chine : ‘Si un arbre dans la forêt pousse particulièrement haut, c’est lui que le vent violent brisera en premier.’ Je n’ai jamais voulu attirer l’attention, je veux juste mener ma petite vie tranquillement.”
“En fait, c’est justement ce caractère qui fait de toi la personne la plus attachante de la classe. Mais ce qui te rend remarquable, ce n’est pas toi-même, c’est précisément Lei.”
Je l’ai regardée sans comprendre.
” Lei passe son temps à se vanter devant tout le monde, et on doit supporter ses discours sur ses soi-disant exploits. Mais en même temps, il suscite un véritable intérêt pour la Chine. Alors, nous les Français avons voulu trouver quelqu’un qui puisse à la fois rendre la conversation agréable et répondre à toutes nos questions sur ton pays.”
J’ai pointé mon index vers ma poitrine, regardant Stéphanie d’un air interrogateur. Elle a hoché la tête : “Dengjun, quand quelqu’un parle avec toi, il sent que tu l’écoutes avec une attention totale, cela leur donne le sentiment d’être important comme un héros. C’est pourquoi les gens aiment être avec toi. Plus Lei se vante, plus il pousse tout le monde vers toi. Tant qu’il ne changera pas son comportement, tu resteras toujours la personne la plus populaire de la classe.” Elle me regardait avec approbation.
Je me suis moqué de moi-même : “Ils pensent que je suis attentif, mais c’est uniquement parce que mon français est si mauvais que je ne comprends pas toujours ce que les autres disent, alors je passe mon temps à observer la forme de leurs lèvres.”
Je lui ai partagé une petite anecdote : Peu de temps après mon arrivée en France l’année dernière, Lucie et Sarah avaient organisé un petit goûter avec du thé dans leur chambre de la résidence Guy-Lussac et avaient invité toute la classe. Au cours de la soirée, Sarah raconta une blague qui fit éclater tout le monde de rire.
Je donnai un coup de coude à Alex et lui demandai pourquoi tout le monde riait. Alex, tout en m’expliquant, se tordait de rire de sa propre explication : “C’est tellement drôle, Alexandre ! Il y a un jeu de mots dans cette blague, c’est trop marrant !”
Je réfléchis un moment, mais je ne comprenais toujours pas, alors un peu plus tard, j’ai tapé sur l’épaule d’Alex pour qu’il m’explique à nouveau. Il eut un sourire gêné et tenta une nouvelle fois de me l’expliquer, mais son rire semblait si forcé, comme s’il riait pour sauver la face plutôt que parce que la blague était réellement amusante.
Voyant que je n’y arrivais pas, je demandai du papier et un stylo à Lucie et j’ai demandé à Alex d’écrire les mots que je ne comprenais pas, afin que je puisse les chercher dans mon dictionnaire franco-chinois.
À cet instant, il ne riait plus du tout :”Alexandre, ce n’est pas important, c’est juste une blague, oublie ça,” a-t-il supplié.
J’ai insisté :”Mais Alex, tu m’as dit que la curiosité et poser beaucoup de questions étaient les moyens les plus importants pour bien apprendre le français.”
En sueur, Alex a balayé la pièce du regard, tout le monde le regardait avec embarras. Comme un voleur pris en flagrant délit, il griffonna fébrilement les mots sur la feuille blanche, puis me la tendit maladroitement.
J’ai ouvert mon dictionnaire et commencé à chercher lentement chaque mot, tandis que les autres continuaient à discuter du Roi Lion et de Hakuna Matata, ainsi que des différentes façons d’imiter les cris d’animaux dans diverses langues.
Dix minutes plus tard, j’ai soudainement compris toute la subtilité de la blague et j’ai commencé à rire sans pouvoir m’arrêter. Entre deux respirations, j’ai vu que tout le monde me regardait avec un visage de marbre, puis j’ai continué à rire tout seul.
Cette histoire fit sourire Stéphanie. Je poursuivis :”Les Français disent souvent : une femme qui rit, moitié dans son lit. Si Cristina me repousse vraiment, pourquoi pas je te garde comme une option de secours pour ma petite amie ?”
Le visage de Stéphanie s’assombrit instantanément. “Le temps se refroidit de plus en plus, Dengjun, tu devrais aussi faire attention à ta propre santé,” dit-elle d’un ton glacial. “Parce que j’ai l’impression que tu as un peu de fièvre… Peut-être que c’est toi qui as davantage besoin de ces écorces de mandarine!”
1.9.9
Cai Kun m’a envoyé un message : Leg avait finalement accepté de me rendre mes cinquante euros et m’avait demandé de passer à la résidence de l’INSA le deuxième jour des vacances de Noël. C’était un après-midi particulièrement gris et sombre. En entrant dans la chambre de Small Boobs, j’ai trouvé Cai Kun, Leg et Small Boobs ensemble, et ils utilisaient l’ordinateur de Child pour naviguer sur Internet.
Je décris certains événements mentionnés dans les chapitres 2 et 3 du tome 1, lesquels n’ont pas encore été traduits en français.
Parmi les 15 étudiants chinois de Bac+1 envoyés à Rennes par l’Université du Shandong, Cai Kun s’était fait connaître grâce à une note de 20/20 à l’épreuve d’anglais du baccalauréat chinois. Carine, qui était notre enseignante de français à l’Université du Shandong, ne parlait pas chinois et utilisait l’anglais pour communiquer avec nous. Cela a permis à Cai Kun de devenir le premier leader de notre groupe. Il avait pour habitude de surnommer ses camarades chinois de manière assez sarcastique et parfois cruelle, souvent en relation avec les prénoms français que Carine leur avait attribués. Par exemple, pour Lei, qui avait été envoyé à l’École de chimie comme moi, Cai Kun l’avait surnommé Big Benz, en raison de son prénom français Benjamin, de son goût pour l’ostentation et de sa grande taille.
Quant à moi, j’ai reçu le prénom français Alexandre. À l’époque, personne n’avait compris que Alexandre était le même prénom qu’Alexandre le Grand. On trouvait ce nom compliqué, difficile à prononcer et dépourvu de signification. Et Cai Kun, jouant sur la sonorité finale, m’a appelé plus simplement Cendre. En fait, plus de la moitié de ces étudiants venaient du même lycée, tandis que j’étais le seul issu du meilleur lycée de la ville. Ils m’ont perçu comme un intrus sur leur territoire, et ont symboliquement cherché à me “réduire en cendres”.
Parmi les 3 étudiants chinois envoyés à l’école de chimie de Rennes, l’un de nous était le plus jeune du groupe de 15. Il n’avait pas encore atteint l’âge de 18 ans lors de notre arrivée en France. C’était un prodige en mathématiques mais timide et facilement intimidable, avec un tempérament plutôt faible. Cai Kun l’avait surnommé Child (Enfant), soulignant sa vulnérabilité et le fait qu’il pouvait facilement être malmené par les autres.
Benoît, un autre camarade chinois, était légèrement enrobé. Il était plus petit et plus discret que Big Ben, avec un tempérament doux et un caractère très gentil. Même quand on se moquait de lui, il souriait avec tout le monde et ne ripostait pas. Selon Cai Kun, il avait un léger embonpoint qui lui dessinait une poitrine, mais trop petite pour être celle d’une femme. Cai Kun lui avait donc donné le surnom de Small Boobs — une expression anglaise signifiant « petits seins » — pour se moquer de son physique. Ce surnom reprenait la première lettre de son prénom, B, et créait ainsi une continuité sonore avec Big Ben.
L’un des étudiants, surnommé Sylvan, se distinguait par son caractère colérique et intimidant. Il avait souvent recours à la violence pour des broutilles et n’hésitait pas à menacer ou harceler ses collègues, faisant souvent de “Child” sa cible privilégiée. Cependant, malgré sa force brut, Sylvan tombait régulièrement dans les pièges que Maxime lui tendait astucieusement. Cai Kun, saisissant cette ironie, lui attribua le surnom de “Still Vain”, soulignant son éternelle vanité et son inutilité malgré ses prétentions de domination.
Parmi les quinze, le seul qui réussissait à intimider Big Ben était Maxime, un individu sournois et extrêmement calculateur. Ayant choisi le prénom français Maxime pour signifier qu’il se considérait comme le “maximum”, c’est-à-dire le plus puissant parmi tous, il avait ainsi déclaré symboliquement sa suprématie. Pour se moquer de son arrogance, Cai Kun lui attribua le surnom de “Cime”, insinuant qu’il se plaçait sur un sommet, dominant tout, ridiculisant ainsi son prétendu statut de personne la plus intelligente et la plus compétente. Maxime était également la personne que Cai Kun craignait le plus dans la classe.
Peu après son arrivée en France, se sentant défié, Big Ben a abandonné le prénom français Benjamin qu’il avait reçu et a choisi le nouveau prénom Maxwell, un choix reflétant également l’idée de “maximum”, une démarche pour continuer d’affirmer sa propre supériorité, en réplique à la prétention de Maxime.
Leg était reconnu comme une personne chaleureuse et dotée d’un fort sens de la justice. Toujours à mes côtés, il s’engageait à protéger “Child” des intimidations de “Still Vain”. Son comportement, qui faisait écho à mes actions de protection, a inspiré Cai Kun à lui donner le surnom de “Leg”, terme dérivé de “lèche-bottes”, pour illustrer quelqu’un qui suit les autres sans pensée propre. Cependant, des années plus tard, grâce au caractère naïf et à la franchise de “Still Vain”, Leg a fini par nouer une bonne amitié avec lui.
Parmi nous quinze, il y avait une Chinoise. Leg ne la trouvait pas attirante, alors qu’elle se percevait comme d’une beauté sans égale et adoptait des manières coquettes et méprisantes. Elle critiquait souvent les autres étudiants chinois, prétendant qu’ils n’étaient pas dignes d’elle. Cette fille chinoise avait reçu le prénom français Sonia. Leg lui attribua le surnom de “Sownia”, une allusion à une vache qui cherche constamment à se reproduire, pour critiquer son comportement qu’il jugeait vulgaire et provocateur, suggérant qu’elle cherchait constamment à attirer l’attention de manière indélicate.
Bien que Cai Kun fût acerbe et mordant dans ses propos, il restait une personne foncièrement bonne et responsable. Il n’était pas comme Big Ben, Cime, ou Still Vain, qui tendaient des pièges et nuisaient aux autres de manière proactive. Après notre arrivée en France, Cai Kun, Small Boobs, Leg, Child et moi avons formé un petit groupe qui échangeait fréquemment. Les autres Chinois, une fois en France, s’éloignaient les uns des autres. Ni Cai Kun, ni Small Boobs, ni Leg, ni moi n’avions la capacité financière suffisante pour acheter un ordinateur. Child partageait son ordinateur avec nous afin que tout le monde puisse naviguer sur Internet ensemble.
Grâce à ses compétences linguistiques exceptionnelles, Cai Kun avait fortement impressionné Alex de l’école de chimie. Au début de la première année, Alex lui avait rendu visite à l’INSA. Plus tard, Alex m’a confié que Cai Kun, Small Boobs et Leg l’avaient tous conseillé d’apprécier mon amitié et de se méfier de Big Ben. Ils avaient expliqué à Alex les diverses machinations de Big Ben, ce qui fit d’Alex le seul Européen à l’école de chimie à comprendre la vraie nature de Big Ben. Les trois avaient sollicité Alex pour transmettre les avertissements sur les dangers représentés par Big Ben aux autres Européens de l’école de chimie. Apparemment, Alex n’avait pas eu l’intention de le faire.
En me voyant, Leg fit un geste impatient de la main pour me faire asseoir à l’écart. Il était en train de tester un nouveau logiciel avec Small Boobs et n’avait visiblement pas envie d’être dérangé. Small Boobs me lança un regard et expliqua :
“Cendre, regarde ce logiciel innovant Skype. Avec ça, tu peux appeler directement ta famille depuis la résidence via Internet. Tu n’auras plus besoin de passer des heures à faire la queue pour attendre ton tour, à rester dans le froid, à braver le vent et la pluie dans les cabines téléphoniques à l’extérieur.”
Leg l’interrompit immédiatement : “Attends, mec, fais gaffe à ce que tu dis. Tu sais très bien que le CROUS, c’est des vieilles baraques sans connexion Internet, t’es en train de rendre Cendre jaloux ou quoi ?”
Small Boobs m’adressa un sourire gêné en guise d’excuse. Il se lança ensuite dans une dispute avec Leg pour savoir chez quels parents ils allaient tester l’appel. Finalement, ils décidèrent d’appeler la mère de Small Boobs. Le “dung dung dung” de la sonnerie Skype retentit dans la chambre, tout le monde a retenu son souffle en attendant une réponse de l’autre côté. Peu après, la voix claire de la mère de Small Boobs est sortie des haut-parleurs, et nous étions tous si excités que nos cœurs allaient exploser. Small Boobs a échangé quelques mots avec sa mère, puis a raccroché. Immédiatement, une explosion de cris d’excitation traversa la pièce.
Leg a sorti un billet de cinquante euros de sa poche et me l’a tendu : “Cendre, ce qui compte le plus entre amis, c’est la sincérité. Se clasher, s’engueuler, se marrer, se soutenir, c’est ça qu’on retiendra quand on sera vieux. J’y ai réfléchi, tu m’as aidé, alors je dois aussi assumer ma part.” Je pris son billet avec reconnaissance. “Putain, pas besoin de ces conneries de remerciements entre potes !” lança-t-il avec son grand sourire.
Small Boobs intervint soudain :”Cendre, Big Ben et sa nouvelle meuf, ils sont bien collés, putain ! La dernière fois, c’était une rousse. C’était quoi son nom ? Amélié ou un truc comme ça? Maintenant, c’est une gueule de poupée. Cette Cristina, elle sort de quel trou ? Sa physionomie sur la photo, j’ai l’impression qu’elle est du même genre qu’Anastasia, une vraie salope.”
Avec des yeux brillants d’une lubricité mêlée de dégoût, Leg parla d’une voix purement vulgaire et brutale, teintée de jalousie et d’obsession sexuelle: “Putain, Big Ben sait profiter de la vie. Encore une nana de gros nichons… Elle doit être douée de ses doigts, c’est sûr !”
J’entendais comme ils parlaient avec tant de mépris d’une fille qu’ils n’avaient jamais vraiment rencontrée, une fille dont l’image dans mon cœur était aussi pure qu’une déesse. Furieux, je frappai fortement la table et me levai : “Cristina n’est pas du tout comme vous l’imaginez ! Vous ne la connaissez même pas !”
Small Boobs me regarda avec surprise : ” Cendre, depuis quand prends-tu la défense des femmes de Big Ben ? Une femme qui peut se mettre avec Big Ben, c’est sûr que son niveau de moralité n’est pas à la hauteur de tes grands principes. On n’est pas aveugles, c’est quand même facile à juger. ” Cai Kun railla d’un ton sarcastique : “Cendre, ne me dis pas que tu as flashé sur une fille qui en pince pour Big Ben ? Sérieux, t’as la tête remplie de foutre ou quoi ? Même les putes dans la collection de Big Ben, t’oses t’en approcher ? Fais gaffe, Big Ben pourrait te bouffer jusqu’à la moelle et te réduire en cendres pour de bon. Si t’as vraiment la dalle, on te file quelques films pornos. “
Puis il dit à Leg avec un sourire vicieux : “Leg, ta binôme qui est en train de cherche des putes en ce moment n’est-ce pas ? On pourrait se faire une cagnotte entre potes, tu pourrais lui glisser un mot pour qu’elle présente une de ses trouvailles à notre pauvre Cendre, pour qu’il puisse goûter un peu. Je te jure que ce sera grave chaude et cochonne, Ça va être un vrai carnage. ” Vexé par les moqueries, Leg maugréa de mécontentement.
En fait, l’INSA avait lancé l’année précédente un tout nouveau festival étudiant baptisé “Un des sens”. On disait que c’était pour concurrencer le “Festival Rock’n Solex”. L’an dernier, le thème du Festival était “Les Cinq Sens”, et cette année, pour sa deuxième édition, le thème était “Les Sens Interdits”. Le comité d’organisation prévoyait de consacrer une soirée à un spectacle érotique pour coller au thème. La binôme de Leg, Cynthia, était responsable au sein du BDE, et on lui avait confié la mission de contacter des groupes érotiques. Leg avait toujours ressenti une grande honte à ce sujet.
1.9.10
Entendant les insultes de Cai Kun et des deux autres envers Cristina, mon cœur se déchirait comme sous une lame de couteau, et je me sentais profondément impuissant. Si j’avais été face à d’autres personnes, je me serais précipité pour défendre l’honneur de Cristina et je me serais battu avec eux. Mais ces trois-là… c’étaient mes frères, c’étaient ceux avec qui je partageais tous mes secrets, avec qui j’aurais pu partager le même pantalon ! Des deux côtés, c’étaient des amis que je chérissais comme ma propre vie, ce qui rendait cette humiliation encore plus déchirante pour moi. Je ne m’attendais pas à ce que ma protestation puisse changer leurs préjugés envers Cristina. Je savais très bien que leurs fantasmes malsains sur Cristina étaient enracinés dans leur haine pour Big Ben. Pour préserver l’unité du groupe chinois, ils ne voulaient pas confronter directement Big Ben, alors ils préféraient humilier cruellement “sa femme”. Et ce n’étaient pas seulement eux trois – je craignais que tous les Chinois de l’INSA qui connaissaient Big Ben ne se joignent avec plaisir à ce fantasme collectif malsain.
Anastasia avait été victime de cette violence sociale. Je me souvenais clairement de la façon dont elle tremblait et pleurait terrorisée dans mes bras, comme un narcisse flétri. Et puis il y avait l’histoire de Child – c’était ça qui m’inquiétait le plus – Big Ben possédait les photos de Child nue, prises sous la contrainte par Cime et Still Vain l’année où nous étions à l’Université du Shandong, avant notre départ pour la France. Sans aucune gêne, Big Ben les avait montrées à Sun Yanshan devant Child lui-même, et ensemble ils s’étaient moqués de lui. Cette scène, comme un viol collectif digne d’un massacre nazi, restait gravée dans mes cauchemars – le rire innocent et complice de la gracieuse Sun Yanshan, le visage hagard et cendré de Child, et sa soumission d’esclave qui n’osait même pas se plaindre après avoir été humiliée. Ça me rendait malade d’horreur, même en tant que simple témoin.
Dans ce monde gouverné par la dopamine, ceux qui passent leur vie à se plaindre de l’injustice du destin sont souvent les premiers à se repaître de la souffrance des plus faibles qu’eux, les harcelant sans relâche, les insultant et les accablant de rumeurs infamantes. Et pourtant, face aux véritables bourreaux, ces mêmes personnes ne témoignent que d’admiration et de vénération sincère.
Si Cristina ne renforçait pas sa vigilance envers Big Ben, si elle le laissait se promener avec quelques photos ambiguës et raconter des histoires inventées sur elle à tout le monde, finirait-elle par connaître le même sort qu’Anastasia ? Sans avoir rien fait de mal, deviendrait-elle victime d’un viol social massif ? Ou comme Child, sous la menace de photos compromettantes, verrait-elle son esprit et sa pensée complètement contrôlés par Big Ben, réduite à n’être qu’un jouet et une esclave qu’il manipulerait à sa guise ? Et à ce moment-là, ayant perdu tous ses amis et sa dignité, face à un champ de bataille vide devant elle et des flèches froides tirées sans cesse dans son dos, comment pourrait-elle se protéger ?
Ce passage fait référence à un événement majeur de ce récit, relaté dans les parties 2 et 4 du premier tome.
À l’université de Shandong, nous vivions dans une résidence collective. Un jour, alors que Child était en train de déféquer dans les toilettes communes, Cime et Still Vain avaient violemment ouvert la porte et pris des photos de nu de lui dans cette position. Ils les avaient ensuite publiées sur Internet. Bien que les images aient été supprimées par la suite, Big Ben en avait secrètement gardé une copie.
Lors du premier Nouvel An chinois que nous avons passé en France, Big Ben avait réuni autour d’un dîner Child, moi, ainsi que Sun Yanshan — une étudiante chinoise de la promotion supérieure de l’École de chimie.
Pendant le repas, il évoqua l’existence des photos de nu compromettantes de Child. Sun Yanshan manifesta un vif intérêt. Big Ben afficha alors ces images pornos sur son ordinateur et en transmit une copie à Sun Yanshan, le tout sans la moindre gêne, devant Child.
Child n’osa pas protester, pas même tenter de se défendre. En France, il n’avait noué aucun lien avec des Européens. Big Ben était pour lui le seul ami, le seul protecteur et son seul soutien pour survivre dans ce pays. Il devait faire plaisir à Big Ben: si Big Ben était content, il pouvait survivre. Mais si Big Ben le rejetait, c’était la mort qui l’attendait. Ne parvenant pas à se faire d’amis français, Child a développé une profonde rancœur envers les Français et s’est attaché étroitement à Big Ben. Il est ainsi devenu l’esclave de Big Ben, acceptant d’être traité comme un chien.
Sun Yanshan n’avait jamais eu de relation amoureuse. Même lorsqu’on abordait des sujets liés aux relations entre garçons et filles, elle montrait une timidité presque enfantine. Pourtant, ce soir-là, elle avait demandé sans la moindre gêne à obtenir les photos de nu de Child, parlant de lui comme on parlerait d’un chien.
Le visage de Child, livide, vidé de toute expression, semblait au contraire renforcer l’excitation de Sun Yanshan, comme si son humiliation rendait la scène encore plus délicieusement perverse à ses yeux.
En tant que témoin, j’avais l’impression d’assister à une scène de viol psychologique à grande échelle. Incapable de supporter davantage, j’ai quitté la table avant la fin du repas.
C’est pourquoi, pendant de nombreuses années, j’ai été constamment préoccupé par la crainte que les photos de Cristina tombent entre les mains de Big Ben. Même plus tard, pendant notre phase d’ingénieur, alors que j’étais à Bordeaux, Alex et Cristina étaient à Strasbourg, et Big Ben à Nancy. À cause des rumeurs, j’ai évité tout contact avec Cristina, Alex m’a alors informé que Cristina était fréquemment en contact avec Big Ben, qui semblait détenir des preuves compromettantes contre elle, l’utilisant pour la contrôler à sa guise. Même depuis Bordeaux, j’étais très préoccupé par sa sécurité et, malgré les rumeurs, j’ai voulu l’avertir et l’aider à s’en sortir. Cela a déclenché toute une série d’événements par la suite.