1.9.11
Je n’avais pas envie de m’attarder, je leur dis au revoir et me dirigeai vers la résidence CROUS. Big Ben avait déjà obtenu sa première série de photos intimes avec Cristina et commençait à agir. Cristina était en grand danger. Je devais l’informer de ce qui se passait à l’INSA, la mettre en garde. En remontant la colline vers la résidence CROUS, le ciel s’assombrissait de plus en plus et de petits flocons de neige commençaient à tomber, c’est la neige de Noël ! J’ai aperçu Beatriz qui marchait toute seule sur le chemin, alors je l’ai appelée et je l’ai accompagnée.
“Merci de m’accompagner, Dengjun,” dit-elle avec un peu de regret dans la voix. “Comment va Alex ? Ça fait un mois que je n’ai pas eu de ses nouvelles, il me manque.”
J’ai hoché la tête : “Comment comptes-tu passer tes vacances de Noël ?”
“Je pars demain pour Barcelone rejoindre mes parents, et me préparer pour les examens après les vacances.” Puis, avec une certaine autodérision, elle ajouta : “Quand j’ai rencontré Alex pour la première fois, il était particulièrement intéressé par Gaudí et me disait toujours qu’il cherchait une occasion pour venir avec moi à Barcelone. Je pensais que l’occasion dont il parlait serait Noël. Mais je me suis trompée, complètement trompée !”
Je l’ai regardée avec compassion : “Ça fait un mois, tu n’as pas réussi à tourner la page ?”
Ses yeux sont devenus sombres et vides, et sa silhouette frêle sous la neige tombante inspirait particulièrement la pitié. Elle a parlé d’une voix qui ressemblait à un murmure dans un rêve : ” On dirait un réveil brutal après un beau songe, toutes ces belles promesses… Dès qu’on ouvre les yeux, elles se volatilisent. Je ne comprends pas, pourquoi tant de paroles douces s’évanouissent en un rien. Comment une même personne peut-elle soudainement devenir méconnaissable ?”
Inquiet pour elle, j’ai dit : ” Beatriz, si tu te sens seule, viens à la cuisine de notre résidence. On dînera ensemble. Quelle que soit la nature de ta relation avec Alex, je t’ai toujours considérée comme mon amie.”
Elle me regarda avec gratitude: “Je pars demain et je n’ai pas encore fait mes valises,” dit-elle. ” Mais à mon retour des vacances, que dirais-tu de célébrer l’Épiphanie ensemble le 6 janvier ? En Espagne, l’Épiphanie est la fête la plus importante de l’année, encore plus que Noël. Ce jour-là, on ne le passe qu’avec la famille ou les amis les plus chers. ” J’acquiesçai, c’était décidé.
1.9.12
Après avoir dit au revoir à Beatriz, j’avais l’intention d’aller frapper tout de suite à la porte de Cristina. Mais mes pieds, comme mus par une force mystérieuse, me ramenèrent dans ma propre chambre. Plus j’étais impatient d’aller voir Cristina, plus mes pieds semblaient cloués au sol, incapables de bouger. Depuis si longtemps, c’est moi que Cristina pense être celui qui se vante de sa relation avec elle devant les Chinois de l’INSA. J’ai donc toujours pris mille précautions pour garder mes distances, afin qu’elle ne pense pas que je cherche à me targuer de la moindre trace d’intimité entre nous, même pas une simple photo ensemble. Et maintenant, si je venais soudain lui dire que Big Ben se pavane devant les autres Chinois en se faisant passer pour son petit ami, Cristina ne risquerait-elle pas de croire que je retourne les rôles, que c’est moi le menteur, celui qui crie au loup pour détourner les soupçons ?
N’est-ce pas justement le piège que Big Ben m’a tendu depuis le début ? Il avait prémédité de faire passer Cristina pour sa petite amie, dans le but de gagner l’admiration des autres Chinois et d’asseoir son pouvoir au sein du groupe. Les mensonges qu’il racontait à l’INSA ont peut-être pu passer inaperçus aux yeux de tous les étudiants de l’école de chimie, mais ils ne pouvaient pas échapper à Child ni à moi. Il savait que Child n’oserait jamais en parler, et que j’étais le talon d’Achille de tout son plan.
Pour m’empêcher de révéler ses mensonges, il a pris les devants : il a projeté sur moi toutes les saletés qu’il avait lui-même l’intention de faire. Ainsi, même si je racontais la vérité, plus personne ne me croirait. Au contraire, ils penseraient que si j’ai été capable de critiquer Big Ben dans son dos, alors j’aurais très bien pu inventer une fausse relation avec Cristina pour me valoriser devant les Chinois de l’INSA. Et pendant ce temps, lui pourrait continuer tranquillement à mentir et à manipuler tout le monde.
Big Ben, Big Ben… tu ne me connais vraiment pas. Pour protéger l’image positive des Chinois, si tu avais choisi une autre proie que Cristina, même si tu commettais des crimes odieux, j’aurais gardé tes secrets, je n’aurais jamais révélé tes conneries aux européens.
Je me trouvais dans un dilemme. Sans savoir pourquoi, j’ai eu soudain envie d’aller voir Mirka en premier. Après tout, les vacances de Noël avaient commencé, je devais lui souhaiter un joyeux Noël ! Je me sentais fier d’avoir trouvé une si bonne excuse pour retarder ma rencontre avec Cristina.
Mirka n’était pas seule dans sa chambre. Antoine, un camarade de la classe préparatoire française, était venu lui rendre visite à vélo depuis le nord de Rennes. Sous la lumière vacillante et jaunâtre de la chambre, son visage fin, presque féminin, paraissait doux et mélancolique. Il était en train de raconter à Mirka ses souvenirs de jeunesse à Montréal, au Canada. Mirka l’écoutait avec des yeux pleins d’envie. Pour ces vacances de Noël, Mirka avait initialement voulu voyager à Montréal, mais après avoir regardé le prix des billets d’avion, qui dépassait largement ses moyens financiers, elle avait finalement décidé, pour économiser de l’argent, de rester à Rennes pendant toute la période des vacances.
(Ce chapitre ayant été traduit en français et mis sur ce site séparément, il convient de préciser ici quelques éléments de contexte tirés des autres chapitres, encore non traduits. Mirka était major de la classe préparatoire internationale en première année. Elle souhaitait voyager à Montréal, car elle avait été amoureuse d’un étudiant indien, qui avait suivi sa première année d’études à l’INSA, avant de partir s’installer à Montréal pour y poursuivre sa deuxième année. Antoine était élève de la classe préparatoire française traditionnelle. Il avait rencontré Mirka pour la première fois au début de la deuxième année, lors du début des cours communs entre la classe française et la classe internationale. Il était amoureux d’elle. Cependant, au moment même décrit dans ce paragraphe, Mirka ne se rendait pas compte qu’Antoine l’aimait en silence, tout comme l’étudiant indien qu’elle aimait ne savait rien des sentiments qu’elle lui portait. Cette soirée représentait d’ailleurs l’un des seuls instants où Antoine avait l’occasion de parler avec Mirka en tête-à-tête.)
“Si seulement je pouvais obtenir la bourse Eiffel,” dit Mirka avec aspiration. La bourse Eiffel est une aide financière décernée par le ministère des Affaires étrangères français aux étudiants étrangers d’excellence – 1000 euros par mois versés par l’État français. Il faut être recommandé par son école française. À la classe préparatoire de l’École de chimie de Rennes, un seul élève peut être proposé. Parmi tous les étudiants, il n’y avait que Mirka et Big Ben qui remplissaient les conditions pour être candidats à la recommandation. “Tu vas certainement l’obtenir,” l’encouragea Antoine, “tes résultats sont bien meilleurs que ceux de Lei.”
“ Mais la sélection pour la bourse Eiffel ne dépend pas uniquement des résultats, il faut aussi obtenir le vote des camarades de classe. Et moi, je n’ai pas la popularité de Big Ben. Personne ne veut être ami avec moi dans cette classe. ”dit Mirka d’un ton affligé. “ Je ne comprends pas pourquoi il y a autant de rumeurs sur moi ! J’essaie sincèrement de traiter tout le monde avec respect, mais ils disent tous que je suis égoïste, hypocrite, prétentieuse, arrogante… Il y en a même qui me décrivent comme une sorcière ! Plusieurs fois, j’ai entendu des gens chuchoter, en disant que la République tchèque est une société primitive et non civilisée, une terre de misère… que c’est ça, mon péché originel, ce qui ferait de moi une mauvaise personne. Mais enfin, aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds en Tchéquie ! ”
Antoine la regarda avec compréhension, et dit doucement, d’une voix posée : “Les gens disent souvent : ‘L’opposé du génie est le fou’. C’est justement parce que tu es trop intelligente que tout ce que tu fais paraît incompréhensible aux yeux de ceux qui sont moins brillants. C’est peut-être la tristesse innée des sages. Regarde-moi, je subis aussi toujours des accusations absurdes de la part des autres, certains disent que je suis une femme, et vont même jusqu’à dire que je ‘porte malheur à mon mari’, Mais tout ça, c’est parce que je suis trop intelligent- bien que j’aie été presque le dernier de la classe l’an dernier, j’ai quand même réussi tous les examens de première année sans être éliminé. Atteindre un tel équilibre demande une grande intelligence.” Mirka, qui était un peu triste, ne put s’empêcher de sourire face à ces propos d’Antoine, mais son visage s’assombrit peu après. Antoine me regarda avec un air d’excuse et ajouta : “Bien sûr, nous avons aussi un exemple dans cette chambre de quelqu’un qui est à la fois très intelligent et apprécié par toute la classe.”
“Je suis d’accord avec Antoine. Je suis sûr que tu obtiendras la bourse Eiffel, ” dis-je pour la rassurer. Antoine m’a regardé avec surprise et a dit : “ C’est curieux. Je pensais que tu soutiendrais Lei. Les Chinois semblent toujours très solidaires entre vous. ”J’ai répondu avec dédain : “S’il te plaît, ne m’associe pas à Lei. C’est quelqu’un d’hypocrite. Je viens d’apprendre à l’INSA que Lei montrait aux Chinois de l’INSA des photos de lui avec les filles de notre classe, en leur faisant croire que ce sont ses copines. Je méprise ce genre de comportement, et j’ai honte qu’il soit de la même nationalité que moi!”
Je plongeai mon regard dans les yeux bleu clair de Mirka et ajoutai : ” Je sais qui est la personne la plus sincère envers moi dans la classe. Je me souviens toujours que le jour de mon anniversaire, tu as généreusement partagé avec les autres ces spécialités tchèques que tu avais apportées de ton pays et que tu te privais toi-même de manger. C’est pourquoi je suis venu ici au début des vacances de Noël, juste avant que tout le monde ne rentre dans son pays, pour te souhaiter ‘Joyeux Noël’ ! Ne prête pas attention aux commérages dans la classe, ce ne sont que des écrans de fumée lancés par Lei pour te concurrencer pour la bourse Eiffel.”
Antoine me regardait avec un sourire dans les yeux: “Merci pour ton soutien à Mirka.” Il réfléchit un instant avant d’ajouter, “Mais tu as dit que tu voulais rendre visite à la personne la plus sincère envers toi dans la classe, peut-être que tu ne devrais pas être ici, mais plutôt dans la chambre de Cristina.”
J’ai laissé échapper un rire froid: “Cristina, sincère envers moi? Elle essaie clairement de m’éviter autant que possible, car je ne lui apporte que des problèmes et de la souffrance. En tant que son ami le plus proche, Alex m’a clairement transmis ce qu’elle pensait.”
Le visage d’Antoine se fit hésitant, il semblait très confus. D’un ton incertain, il me dit : “Je ne prétends pas connaître Cristina aussi bien qu’Alex, mais d’après ce que je ressens… j’ai l’impression qu’elle t’aime profondément. Et que c’est plutôt toi qui refuses de lui laisser une chance de s’approcher de toi. “
J’ai regardé Mirka avec stupéfaction. Elle a hoché la tête: “J’ai aussi cette même impression qu’Antoine, Cristina est vraiment, vraiment amoureuse de toi. Mais… Cristina ne me parle presque jamais. Je ne peux pas être certaine de ce qu’elle pense.”
J’ai répliqué avec beaucoup d’incrédulité: “Mais elle s’entend si bien avec Lei, et tout le monde peut voir que Lei et moi avons des caractères complètement opposés. Si Cristina apprécie des gens comme Lei, comment pourrait-elle être attirée par quelqu’un comme moi ?”
Antoine m’a répondu d’un ton très incertain: “Je pense que Cristina n’est peut-être pas très claire sur la relation entre toi et Lei. Même avant que tu ne nous en parles à l’instant, nous n’avions pas réalisé qu’il y avait un conflit entre vous deux. Cristina me donne l’impression qu’elle se rapproche de Lei parce qu’elle pense que Lei et toi êtes proches. Elle essaie simplement de trouver un moyen d’attirer ton attention.” Son ton était toujours aussi doux, mais chacun de ses mots a éclaté comme un coup de tonnerre dans mon cœur.
Mirka hocha la tête et me dit d’une voix sincère et posée: “Dengjun, tu viens de dire que Cristina essaie de t’éviter. C’est tout le contraire à ce que nous ressentons. Je pense que tu ne devrais pas t’éloigner d’elle aussi facilement. C’est les vacances de Noël, tu devrais aller la voir. Laisse-la te dire en personne ce qu’elle pense de toi. Peut-être recevras-tu le plus beau cadeau de Noël!”
En entendant les encouragements de Mirka et d’Antoine, mon cœur s’est envolé. Je me sentais baigné de lumière, comme si la vie était soudain pleine d’espoir. J’ai rapidement dit au revoir à tous les deux et me suis dirigé joyeusement vers le bâtiment de Cristina.
Dehors, la neige tombait de plus en plus fort, le monde entier était submergé dans un océan de flocons de neige. La neige avait effacé toutes les traces clinquantes du monde: les collines, les pelouses, les sentiers sinueux, les voitures du parking. Il ne restait qu’une terre pure et propre, comme une feuille de papier immaculée qui n’avait pas encore été polluée, sur laquelle on pouvait redessiner librement l’espoir et l’avenir. On ne voyait personne, et à part le son “pouf pouf” produit en marchant dans la neige qui atteignait à peine mes chevilles, le monde n’était que silence. Le temps semblait s’être arrêté.