4.6.17
Après avoir terminé mon appel avec Doris, j’ai pensé à Mary. Je lui avais promis de lui donner mon adresse à Paris, et elle avait promis de venir chez moi. J’avais envie de partager avec elle tout ce que j’avais ressenti ces derniers jours.
Le lendemain, j’ai demandé à Fabien s’il savait où je pouvais trouver le papier à lettres utilisé par L’Oréal pour m’envoyer ma lettre d’admission. C’était un papier avec un en-tête doré portant le logo de L’Oréal.
« Pourquoi as-tu besoin de ce papier ? » m’a-t-il demandé.
« Je veux écrire une lettre à une fille que j’aime, et ce papier ferait meilleure impression », ai-je répondu.
Fabien a alors demandé :
« Elle est jolie, cette fille ? »
Surpris, j’ai répondu :
« Je la trouve très jolie. Pourquoi cette question ? »
Fabien, avec un petit rire, dit :
« Obtenir ce genre de papier n’est pas facile. Je ne vais pas me donner cette peine pour une fille qui n’est pas jolie. »
Je lui ai répondu :
« Je ne juge pas les filles uniquement sur leur apparence. Ce qui m’importe, c’est leur bonté. »
Peut-être était-ce à cause de cette remarque, mais Fabien n’a finalement pas réussi à m’obtenir ce papier. Après avoir fait des recherches, il m’a dit que ce papier était réservé au service des ressources humaines et qu’il fallait une demande officielle pour en obtenir. Écrire à une amoureuse n’était pas une raison valable.
4.6.18
J’ai donc passé tout mon week-end à écrire un long e-mail à Mary, lui décrivant ma vie à Paris :
Chère Mary,
Je t’avais promis de te donner mon adresse à Paris. Je suis désolé de ne te contacter que maintenant.
J’habite dans le centre de Saint-Denis. En sortant du métro, on tombe immédiatement sur une imposante église gothique que l’on dit être la toute première de ce style au monde. Tous les rois de France ont placé leurs tombeaux dans cette basilique. Je dis souvent à mes collègues de L’Oréal que je suis voisin de Louis XIV.
À côté de l’église se trouve un bâtiment aussi majestueux que le Louvre, l’ancien monastère royal. Plus tard, Napoléon l’a transformé en ce qui est aujourd’hui le lycée pour filles le plus prestigieux de France : la Maison d’éducation de la Légion d’honneur. Seules les descendantes, sur trois générations, des familles ayant reçu la plus haute distinction nationale, la Légion d’honneur, peuvent y entrer. À leur dixième anniversaire, elles obtiennent le droit d’intégrer cette école où elles étudient pendant sept ans, jusqu’à leur diplôme, un peu comme dans l’école de sorcellerie de Poudlard dans Harry Potter.
Elles mangent, dorment et étudient dans ce bâtiment qui ressemble au Louvre. J’ai vu des photos de l’intérieur sur Internet. La salle à manger est identique à celle de Poudlard, avec des murs de pierre ornés de peintures anciennes et une longue galerie remplie de pianos anciens. Leur uniforme ressemble aussi à celui de Poudlard : une longue robe noire avec un ruban dont la couleur indique leur année scolaire.
Pour protéger ces filles, la police surveille le centre de Saint-Denis comme une forteresse, si bien qu’il n’y a pratiquement personne dans les rues le soir. Tous les vendredis et dimanches soir, les parents viennent chercher leurs enfants devant l’école. Beaucoup de mères sont elles-mêmes anciennes élèves de cet établissement.
L’école est entourée de hauts murs, et personne ne peut voir la vie quotidienne de ces filles, sauf moi, car ma maison est adossée à ces murs. Chaque soir, je vois ces filles étudier tard, souvent jusqu’à neuf ou dix heures. Et tous les soirs, je peux admirer depuis ma fenêtre la basilique de Saint-Denis et la Maison d’éducation de la Légion d’honneur, leurs façades dorées reflétant les lumières flamboyantes du coucher du soleil.
Ma maison se trouve sur la rue qui longe la Maison d’éducation de la Légion d’honneur. Elle s’appelle la rue de la Légion d’honneur. Les numéros de rue y sont particuliers : il y a un 11, un 15 et un 17, mais le numéro 13 est soigneusement évité.
4.6.19
Et pourtant, je partage une maison avec treize autres personnes. L’ambiance y est assez éclectique. Bien qu’ils soient chaleureux, nous n’avons pas vraiment de sujets de conversation communs. L’un de mes colocataires est cuisinier à la tour Montparnasse. Parfois, il m’apprend à cuisiner des plats français. Il m’a parlé d’un bar appelé « SKYBAR PARIS» situé au 56ᵉ étage de la tour, d’où l’on peut admirer une vue imprenable sur tout Paris. Si tu viens à Paris, je t’emmènerai certainement dans ce bar.
Pour aller de Saint-Denis à L’Oréal, je dois d’abord prendre le métro jusqu’au centre-ville, puis changer de direction pour rejoindre l’autre branche de la ligne 13. Il m’arrive parfois de reprendre le métro dans la direction de chez moi. Le métro parisien n’a pas de panneaux indiquant l’arrivée de la prochaine rame, comme ceux des trams à Bordeaux. Attendre devient vite ennuyeux, mais il paraît qu’ils installeront ces panneaux d’ici un an.
À L’Oréal, j’ai rencontré de nombreuses jolies filles magnifiques, bien plus que je n’en avais jamais vu dans ma vie. Nous déjeunons ensemble chaque jour, et elles me témoignent beaucoup d’attention. Un jour, je suis tombé malade et j’ai dû informer mon tuteur que je ne pouvais pas venir. Cette seule journée a suffi pour que je reçoive plus de vingt messages de soutien ! À midi, ne me voyant pas à la cantine, elles se sont mises à s’inquiéter et à demander ce qui m’était arrivé. Que ce soit les gens que j’ai rencontrés à Bordeaux ou mes anciens amis de prépa qui m’ont tourné le dos à cause de rumeurs, j’avais presque oublié ce que c’était que de ressentir la chaleur de l’attention des autres.
Mon projet de stage semble important, et mon tuteur place beaucoup d’espoir en moi. Je suis touché par cette confiance. Le tout premier soir après le travail, je n’ai pas pu résister à l’envie d’aller voir la tour Eiffel. Mon tuteur s’est moqué de mon empressement, mais tu sais combien cette tour signifie pour moi. C’est précisément au moment où j’ai mis fin à mon amitié avec Cristina, lors de notre retrouvaille à Paris, que je me suis retrouvé là, à la gare Montparnasse. Je suis resté longtemps, fixant de loin l’imposante tour Eiffel, cherchant à dissoudre toutes mes tristesses dans son corps majestueux et à puiser du courage en elle. À cette instante charnière de ma vie, c’est cette tour qui m’a accompagné et m’a donné la force d’avancer.
Paris est une ville fascinante, pleine de surprises. Ici, toutes les motos ont deux roues à l’avant. La dernière fois que je suis venu, elles étaient encore « normales ». Peut-être est-ce une nouvelle mode. Et devant presque tous les monuments, on trouve quelqu’un déguisé en pharaon égyptien, attendant qu’on dépose quelques pièces dans son chapeau. Je me souviens qu’avant, les artistes de rue à Paris avaient des costumes variés et originaux. Maintenant, ils se ressemblent tous, et leur déguisement de pharaon est à peine convaincant.
4.6.20
Chaque vendredi, le Louvre ferme ses portes à 22 heures. Avec mon âge, c’est ma dernière année pour y entrer gratuitement. Alors, chaque vendredi, j’y flâne jusqu’à connaître chaque œuvre par cœur, avant d’être gentiment mis à la porte par les agents de fermeture, en pleine nuit. Par ennui, je me suis amusé à observer les touristes photographier la Mona Lisa, et j’ai eu l’idée de prendre des photos… des écrans de leurs appareils photo. C’était un défi difficile mais captivant. Tu sais, avec un appareil numérique, il y a toujours un léger décalage : une demi-seconde après avoir appuyé sur le bouton, l’écran s’éteint, l’obturateur s’ouvre, et ce n’est qu’une demi-seconde plus tard que l’image s’affiche à nouveau sur l’écran. Les touristes bougent leur appareil pour ajuster la mise au point et, dès qu’ils déclenchent, leur écran devient noir. Mon objectif était donc d’appuyer sur mon propre déclencheur juste au moment où leur écran affichait la photo prise, mais avant qu’ils ne déplacent leur appareil pour vérifier l’image. Si je ratais ce timing précis, c’était trop tard.
Au dernier étage du Louvre, j’ai découvert une longue galerie dédiée à l’art moderne français. Cet endroit était désert, sans visiteurs ni agents de sécurité. Je m’y allongeais sur les chaises longues, regardant les lumières des voitures qui défilaient dans la rue, avec l’impression que toute cette galerie m’appartenait.
Le samedi soir, j’ai emprunté le vélo de mon propriétaire pour faire un tour complet de Paris depuis Saint-Denis. Je suis rentré à six heures du matin, après avoir traversé une ville magique. La nuit, la rive gauche est presque déserte. À trois heures du matin, j’ai vu trois personnes allongées sur le Champ de Mars, juste sous la tour Eiffel. Ils rêvaient sûrement à des choses romantiques. À quatre heures, en passant près du jardin du Luxembourg, une petite voiture pleine de jeunes m’a dépassé. L’un d’eux m’a crié : « Hé, le Chinois ! » Je leur ai répondu : « Mon frère, une bouteille ! » Et, en passant à côté de moi, ils ont lancé une canette de bière encore fermée !
À cinq heures du matin, le parvis de Notre-Dame, où se trouve le point zéro des routes de France, était totalement vide, alors qu’en journée, cet endroit est toujours bondé. Même la plage de Paris, ce “Paris Plages”, était déserte. Cette plage, bien qu’installée au bord de la Seine, reste à une certaine distance de l’eau, une idée qui, pour moi, paraît un peu insolite. Pauvres Parisiens… On dit que c’est une idée d’Alain Juppé lorsqu’il était Premier ministre.
C’était peut-être la période la plus paisible et harmonieuse de mon séjour en France. Pourtant, je repense souvent aux moments difficiles que j’ai traversés. Quand je pense à toi avec bonheur, des pensées sur les attaques imprévisibles du passé liées aux calomnies autour de Cristina viennent souvent troubler cet apaisement, me tenant constamment sur mes gardes face à des menaces potentielles et m’empêchant de réellement me détendre et profiter de la vie. J’aimerais partager avec toi cette ombre persistante, car toi seule peux percevoir la tristesse légère qui se cache derrière mon sourire.
Paris est magnifique, mais parfois chaotique. Que ce soit à Saint-Denis, où je vis, ou à Belleville, où je vais souvent manger chinois, l’agitation est omniprésente. La nature verdoyante et paisible de Lyon me manque terriblement. Cette ville, avec ses collines boisées, son grand lac urbain et son zoo gratuit, me rappelle ma ville natale, Jinan. Il y a aussi le couple du château qui veille sur moi comme mes parents en France. Je leur avais promis de travailler dans leur entreprise après mon diplôme et de passer ma vie à Lyon. Mais cette promesse semble désormais hors de portée. Cristina est arrivée avant moi pour faire son doctorat à Lyon. Si je m’y installe, cela va sûrement créer de nouveaux malentendus et rendre ma réputation professionnelle encore plus complexe.
Je me demande si je devrais écrire une déclaration finale à Cristina pour expliquer l’incident de coïncidence avec Sophie. Cristina ne peut pas continuer à croire que chaque fois que je rencontre quelqu’un qui a un lien avec elle, c’est forcément lié à elle, et ensuite aller raconter du mal de moi à tout le monde, en leur interdisant de me fréquenter. Le cercle des ingénieurs chimistes des 17 écoles est si restreint qu’on finira toujours par croiser des personnes que nous connaissons en commun, surtout en cherchant un emploi après les études. Je ne peux pas abandonner ma carrière et vivre dans la fuite. J’ai aussi le droit de mener ma vie et d’avoir mon propre cercle social.
J’avais autrefois espéré qu’elle ne soit pas affectée par les rumeurs malveillantes venant du cercle des Chinois à cause de moi, c’est pourquoi j’avais choisi de garder mes distances avec elle. Cependant, les rumeurs ont fini par la duper, si bien qu’elle ne se rend même pas compte que je fais tout pour l’éviter intentionnellement ; au contraire, ce sont ses propres angoisses et ses peurs inutiles qui sont en train de la détruire. Dans une telle situation, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, que puis-je encore faire pour la protéger, ou au moins pour qu’elle ne soit plus troublée par des affaires me concernant ? La mort de Michael Jackson m’a profondément attristé, car il a été victime de rumeurs et d’injustices qui ont fini par le détruire. Si j’évoque cet exemple, Cristina comprendra sûrement ce que je veux dire. Tu ne crois pas ?
J’attends ta venue avec impatience pour tout partager avec toi ! »
Chers lecteurs,
Cet ouvrage a pour but d’offrir aux lecteurs chinois une vision d’ensemble de la culture française. Pour relier de manière fluide ses différents aspects tout en donnant au récit une dimension littéraire marquée par des tensions et des rebondissements, j’ai choisi de le structurer autour d’une rumeur qui, entre Cristina et moi, s’est propagée sur sept ans.
Les passages entourant cette lettre à Mary s’inscrivent directement dans cette trame. Cependant, comme ce chapitre a été mis en ligne isolément, sans l’explication des autres chapitres qui en précèdent et en suivent les événements, paraissent assez abrupts.
Dans ce texte, le lecteur perçoit que je suis tiraillé entre l’envie d’écrire une lettre d’explication à Cristina et mon refus de la recontacter, ce qui peut sembler étrange. Or, avec le contexte, on comprend que cette rumeur avait à l’époque un impact réel sur ma réputation professionnelle, et que cette lettre d’explication était devenue une option difficilement évitable.
Lorsque l’ensemble du texte sera traduit, tout deviendra plus clair. L’instigateur de la rumeur était alors une personne en qui Cristina et moi avions une confiance totale. Son objectif était de semer la peur pour nous pousser à nous isoler et devenir ses amis exclusifs. Des accusations mensongères ont émergé, ternissant ma réputation professionnelle. Sans clarification écrite, ces fausses accusations auraient continué à s’accumuler.
À cette époque, par manipulation, cet instigateur de la rumeur avait réussi à convaincre Cristina et mes anciens camarades de prépa que les Chinois ne devraient pas avoir d’amis européens, parce qu’ils ne restaient qu’entre eux Chinois et ne voulaient pas communiquer avec les autres nationalités. Ainsi, si je connaissais une personne européenne qui connaissait aussi Cristina, ce ne serait pas naturel et c’était forcément pour me rapprocher de Cristina. Alors, par peur, Cristina parlait en mal de moi à tout son entourage et leur demandait d’interrompre leur amitié avec moi.
Mais dans le milieu des ingénieurs chimistes en France, tous les professionnels sont connectés d’une certaine manière. C’était quasiment impossible d’éviter de croiser des personnes qui connaissaient également Cristina. Or, la recherche d’emploi repose en grande partie sur les recommandations des réseaux professionnels, et chaque nouvelle interaction risquait d’attiser la rumeur et de nuire encore plus à ma réputation.
En tant qu’organisatrice du forum de recrutement Horizon Chimie, Cristina était en contact avec de nombreux directeurs des ressources humaines. Lorsqu’un DRH recevait mon CV, il pouvait voir que j’avais été en classe préparatoire avec Cristina et être tenté de lui demander une recommandation. Cela risquait d’aggraver encore plus la situation.
Pendant mon stage à Lyon, j’avais prévu d’intégrer après mon diplôme l’entreprise familiale de la famille qui m’avait accueilli. Cristina était au courant de cette situation mais avait malgré tout choisi de poursuivre son doctorat à Lyon, dans un laboratoire situé à seulement 500 mètres de cette entreprise, ce qui compliquait davantage les choses.
Pendant ce temps, cet instigateur de la rumeur continuait d’attiser ma peur et ma colère contre Cristina, tout en justifiant tout par des différences culturelles entre l’Orient et l’Occident. Cela m’a poussé à engager de grandes discussions sur l’identité, l’intégration et les défis du multiculturalisme, qui constituent un aspect philosophique majeur de ce livre.
Malgré mon stage chez L’Oréal, j’ai fait beaucoup de nouveaux amis et j’ai ressenti du bonheur, mais ces stagiaires de L’Oréal faisaient aussi, en quelque sorte, partie du cercle des ingénieurs chimistes. Cela m’empêchait de dissiper mes inquiétudes : si la rumeur parvenait jusqu’à ces nouveaux amis, je risquais de perdre leur confiance, et ce bonheur pouvait s’effondrer comme un château de sable. Pris dans une impasse, je devais choisir entre écrire et garder le silence, sachant que chaque option risquait d’envenimer la situation. Chaque choix était un pari risqué, d’où le titre de cette partie. (Pourtant, la lettre à Mary était un pari elle aussi.)
4.6.21
Deux jours plus tard, le jour de l’anniversaire de Cristina, alors que j’étais au plus bas moralement, une réponse de Mary m’est enfin parvenue. Son mail était court : « Alex, je ne peux plus venir à Paris. Ma mère refuse de me laisser y aller, elle dit que Saint-Denis est un endroit trop dangereux pour une fille. Désolée. »
Un sentiment puissant de trahison et d’humiliation m’a submergé, une colère mêlée de rancœur s’est emparée de moi, comme si le monde entier m’avait abandonné. J’ai immédiatement rédigé une réponse :
« Mary, je suis vraiment désolé d’apprendre cela. Bien que Saint-Denis ne soit pas considéré comme l’un des quartiers les plus sûrs de France, la plupart des gens ici ont fini par mourir de vieillesse ou d’une manière tout à fait naturelle. J’espérais pouvoir partager avec toi des morceaux de ma vie, mes émotions variées : non seulement mes souvenirs noirs, mes tristesses grises et mes mélancolies bleues, mais aussi mes joies roses et ma sérénité blanche. Pourtant, en recevant ton message ce soir, mon humeur est devenue… transparente. »
Mary n’a pas répondu à mon message. Je suppose que ma lettre l’a vexée, et notre amitié s’est arrêtée là. Depuis que je suis arrivé à Bordeaux, toutes mes amies proches ont fini par m’éloigner. María et Alba sont retournées dans leurs pays après leur programme Erasmus, Catherine se consacre beaucoup plus à son petit ami depuis son retour en France, et maintenant j’ai perdu Mary. Le bonheur est si éphémère. Je ne parviens jamais à le retenir.
Mon moral vacillait de plus en plus, hanté par les sombres événements qui avaient pris place à Strasbourg, semblables à un cauchemar récurrent. Chez L’Oréal, j’avais noué de nouvelles amitiés, et ma vie semblait heureuse, mais ce bonheur était bâti sur des sables mouvants. Les rumeurs entre moi et Cristina se propageaient à travers tout le réseau de la fédération des écoles de chimie en France, et si je n’arrivais pas à rétablir la vérité, elles finiraient par détruire définitivement ma réputation professionnelle. Chaque coïncidence imprévue risquait d’être interprétée à ma défaveur, alimentant de nouvelles rumeurs, et poussant ceux qui me faisaient confiance à se moquer de moi, à s’éloigner et à refuser tout contact. Cette fragilité du bonheur me terrifiait tellement que je n’arrivais même plus à en profiter.
Je pense qu’il est nécessaire d’écrire une dernière déclaration à Cristina. Mais la façon de formuler cette lettre me laisse dans une grande perplexité. Je ne souhaite ni m’expliquer longuement sur le passé ni donner à Cristina l’impression que je cherche à renouer un contact avec elle. Cependant, après les graves coïncidences et malentendus survenus l’année dernière à Lyon et à Strasbourg, si je continue de garder le silence comme je l’ai fait il y a trois ans, en laissant d’autres broder autour des faits, des rumeurs graves et nuisibles pour ma réputation risquent de se propager, à partir de mes anciens camarades de classe préparatoire, à travers tout le réseau de la fédération Guy Lussac, pour finalement atteindre chaque recoin du cercle des ingénieurs chimistes français. Cela constituerait un obstacle sérieux à ma recherche d’emploi.
Alex m’a expliqué que, dans la culture moldave, les femmes ont tendance à interpréter l’attention respectueuse et bienveillante d’un ami comme une tentative de séduction. Pire encore, elles pourraient considérer les interactions de cette personne avec d’autres amis communs comme une preuve d’intérêt amoureux. Selon lui, c’est une différence culturelle fondamentale entre l’Occident et l’Orient, et je dois simplement m’y adapter au lieu de chercher à la comprendre. Étant donné qu’Alex vient de Roumanie et partage presque la même culture que Cristina, il a forcément raison sur ce sujet. Mais pour éviter de nouveaux malentendus et désordres dans le cercle des anciens élèves de la classe préparatoire, il me semble indispensable, avant de retourner travailler au Groupe pharmaceutique d’AQUITAIN à Lyon, de clarifier ma séparation avec Cristina par une déclaration rigoureuse et de corriger les idées publiques erronées à cause de rumeurs. C’est le seul moyen de prévenir tout risque susceptible de ruiner ma réputation professionnelle.
Quand je repense à l’aide précieuse et aux encouragements que Cristina m’a apportés lors de mes moments les plus difficiles à mon arrivée en France, à la douleur qu’elle m’a confiée concernant notre séparation survenue trois ans auparavant, ainsi qu’à son appel de maintenir un lien entre nous quoi qu’il arrive, je ne peux m’empêcher de ressentir un profond malais en évoquant ce qui a tout gâché lors de nos retrouvailles à Lyon après notre reprise de contact. Je pense aussi à tous les efforts que j’ai faits pour m’éloigner d’elle et de nos amis communs, uniquement dans le but de la protéger des rumeurs toxiques et malveillantes qui circulent dans la communauté chinoise. Tout cela pour en arriver à cette situation aujourd’hui… Cette pensée m’est insupportable.
4.6.22
Tout l’été, je n’ai cessé de réfléchir aux mots que j’utiliserais dans cette lettre. Chaque fois que je trouvais un terme, je me rendais compte qu’il ne traduisait pas exactement ma pensée, ou qu’il rendait la lettre trop lourde, alors je l’effaçais. Je n’avais aucune envie d’écrire cette lettre, mais j’avais la conviction que c’était une tâche indispensable, la clé pour retrouver une vie paisible, et une marque élémentaire de respect envers Cristina. Je ne pensais plus à Mary. Chaque soir, je m’enfermais dans ma chambre pour me plonger dans cette lettre, incapable de dormir. Pourtant, malgré tout ce temps, je n’avais écrit qu’un peu plus d’une page.
Le matin, je ne me levais pas avant neuf heures, et il était presque dix heures quand j’arrivais chez L’Oréal. Je me précipitais d’abord au café avant de rejoindre le bureau, où j’achetais deux croissants chauds, un expresso bien serré et un jus d’orange fraîchement pressé. Parfois, je tombais sur Thúy Lan, déjà au travail depuis tôt le matin, qui venait se revigorer avec une tasse de café. Elle me trouvait là, à moitié réveillé, dégustant mon petit-déjeuner. Après ce moment, je travaillais environ une heure avant qu’il ne soit déjà 11h30, l’heure à laquelle tous les stagiaires s’étaient donné rendez-vous pour déjeuner à la cantine. Une fois le repas terminé, nous restions souvent à discuter longuement au café, parfois jusqu’à 13h ou 13h30, avant de regagner lentement nos bureaux.
Chaque expérience que je réalisais me prenait plus d’une heure. Pendant que j’attendais les résultats des mesures, assis devant les instruments, mon esprit errait toujours autour des phrases à écrire à Cristina. Un jour, Frank entra dans le laboratoire et me trouva assis devant le rhéomètre, perdu dans mes pensées. Il me demanda :
« Alors, ton expérience, ça roule bien ?»
Je sursautai légèrement et répondis :
« Mon expérience est un rhéomètre, donc forcément, ça roule… »