Cristina

Partie 6 – Adieu, la jeunesse !

5.13.26

Marie-Claude dit : « Passons nous à table pour diner. Après une journée aussi éprouvante, tu dois avoir faim. » Je secouai la tête avec lassitude : « Je n’ai pas d’appétit, commencez à manger sans moi. Je voudrais monter dans ma chambre pour rester un moment seul. »

Avec une compréhension délicate, Maria-Claude répondit : « Dans ce cas, On laissera ta part sur la table. Si jamais tu as faim, tu n’as qu’à la réchauffer au micro-ondes. » J’acquiesçai légèrement pour la remercier et montai l’escalier d’un pas chancelant.

Je ne redescendis pas de la soirée et ne parvins pas à m’endormir. Allongé sur le lit, avec mon nouveau téléphone qui a un grand écran et qui peut naviguer sur internet, j’utilisai mon forfait d’internet illimité pour lire une vieille série de mangas de mon enfance que j’aimais profondément : La légende de la sirène de Rumiko Takahashi. Dans cette histoire, le protagoniste Yôta, ayant mangé par erreur de la chair de sirène et devenu immortel pour 500 ans, est privé du droit de vieillir et mourir avec ceux qu’il aime. Il est condamné à porter seul, dans un temps infini, le fardeau des souvenirs émotionnels dont les autres peuvent se libérer en vieillissant.

Cette chair de sirène —qui offrait à une poignée de chanceux l’immortalité, mais tuait ou transformait en monstres la majorité de ceux qui y touchaient — était une malédiction d’une beauté trompeuse. Elle excitait les désirs les plus fous, engendrait d’innombrables convoitises, et finissait par faire de l’amour humain le plus pur un simple tribut aux illusions de l’éternité.

Yôta, dont le visage reste jeune malgré les siècles, observe avec mélancolie le cycle de la vie humaine au cours de ses errances à travers les époques. Au crépuscule, quand les souvenirs revenaient malgré lui, quelque chose de profond et de douloureux montait en lui : un poids sourd et lancinant qu’il ne pouvait ni refouler ni exprimer, qui lui serrait la poitrine d’une tristesse sans nom. Toute sa vie, il cherche la sirène, cherche une réponse qui lui permettrait de vieillir normalement comme les autres, attendant un compagnon qui pourrait l’accompagner vers la fin de la vie au même rythme que lui.

Cette série comprend neuf contes en forme de paraboles, certains se déroulant dans des contextes anciens, d’autres modernes. Je me remémorais ces histoires, réfléchissant profondément. Je restai ainsi jusqu’à percevoir la pâle clarté de l’aube filtrer par le velux au-dessus de moi, et entendre Pierre-Éric et Marie-Claude se lever et s’activer dans le salon. Cela faisait déjà deux nuits consécutives que je ne dormais pas.

5.13.27

Je m’habillai et descendis. Pierre-Éric avait déjà mis son manteau et s’apprêtait à sortir. En me voyant, il sourit largement et me demanda avec entrain : « Alex, tu aimes les pommes ? » Je restai un instant surpris, puis répondis : « Ça va, mais comme je ne sais pas les éplucher, j’en mange rarement. » Pierre-Éric dit : « Il y a une boucherie au sommet de la Croix-Rousse qui fait le meilleur boudin de tout Lyon. Et le boudin avec des pommes, c’est un mariage parfait. Je vais aussi acheter des pommes fraîchement cueillies hier au marché en haut. Pas besoin de les éplucher, il suffit de les laver, de les couper en quartiers et de les mettre au four avec le boudin pour les réduire en purée. Je suppose que tu déjeunes encore avec nous ce midi ? » Il m’invitait ainsi à sa manière, toute en délicatesse, pour éviter de me mettre mal à l’aise. J’acquiesçai avec émotion. Pierre-Éric, satisfait, sortit en fredonnant, son panier à provisions à la main.

Marie-Claude parlait sans discontinuer tout en fouillant dans un placard au coin de la cuisine, me présentant diverses options pour le petit-déjeuner : « Alex, tu manges quoi habituellement le matin ? On a des biscottes dans cette boîte en fer, du pain complet acheté hier, ici tu as du beurre, de confiture de prunes ou de cerises, ou de miel. Le couteau à beurre et la petite cuillère pour la confiture sont déjà posés sur la table. »

N’entendant pas ma réponse, elle se retourna et me vit perdu dans mes pensées, alors elle me demanda avec douceur : « Alex, es-tu encore troublé par ce qui s’est passé hier ? Si tu as quelque chose sur le cœur, tu peux le partager avec moi. »

Je la regardai, le regard vide, d’une voix sèche et creuse, une voix qui semblait ne pas venir de moi, mais de quelque part très loin : « Marie-Claude, je ne t’en ai jamais parlé. Au fond de mon cœur, j’aime profondément Cristina. Mais la manière dont je l’aime, c’est de ne pas lui laisser penser que je l’aime, c’est de nier l’existence de cet amour devant tout le monde, c’est d’envoyer celle que j’aime au tribunal, de l’affronter devant la justice. Je ne peux pas exprimer mes véritables sentiments, car c’est seulement ainsi que Cristina peut être protégée, se sentir en sécurité et vivre dans la tranquillité. Cet amour m’a fait consacrer toute ma jeunesse, gaspiller année après année. Mais maintenant, personne ne saura jamais qu’il existe, personne ne saura jamais qu’il a existé. Parce que c’est moi qui l’ai nié de mes propres mots, devant le tribunal. »

Marie-Claude me regarda avec des yeux pleins de tendresse et de compassion. Elle me dit doucement : « Mon pauvre enfant… J’ai vu ton amour, je l’ai vu depuis le tout début. Si tu n’aimais pas Cristina, tu ne te serais jamais autant soucié d’elle, tu n’aurais pas fait tant de compromis pour elle. J’ai vu aussi ton chagrin, et je sais que tu portes sur tes épaules une douleur et un poids que peu de gens peuvent imaginer. Mais ton combat n’a pas été vain. Je pense que le texte juridique d’hier a permis à Cristina d’être rassurée, de se sentir enfin en sécurité. Désormais, quoi que tu fasses, elle n’aura plus jamais ce sentiment d’être dérangée. Tu peux enfin te sentir libre de commencer ta nouvelle vie, et de lancer ta carrière. »

Je la regardai, tremblant de tout mon corps, rempli de gratitude et d’un sentiment d’injustice mêlé. Alors Marie-Claude ouvrit les bras et dit :« Mon enfant, si tu veux pleurer, ne te retiens pas. Laisse sortir tout ce que tu as en toi. »

Mes émotions s’effondrèrent d’un coup, ma fierté obstinée ne pouvant plus me soutenir. Je me blottis dans les bras de Marie-Claude, le corps recroquevillé, convulsif, les larmes jaillissant comme une digue rompue, pleurant à fendre l’âme, sans fin, désespérément et bruyamment. Ma tête s’enfouit profondément dans l’étreinte de Marie-Claude. Les battements chaleureux de son cœur semblaient me ramener à mon enfance, à ces bras immenses et solides de ma mère, capables d’englober le monde et de tout pardonner. Je ressentis une sécurité et une compréhension infinies, un réconfort et un encouragement. J’ai décidé de ne plus me retenir, de laisser mes larmes couler librement, emportant avec elles toutes ces années d’amour et de haine, d’injustice et de ressentiment, pour qu’elles retournent à la poussière.

Pour la première fois, je sentis mon cœur se vider, un sentiment d’immortalité s’élevant progressivement, vague et indistinct, comme si ma vie subissait une métamorphose, passant d’un monde à un autre. Et un nouveau moi se retournait, regardant l’ancien moi derrière la porte, lui disant : Tu es trop fatigué, trop vieux, il est temps pour toi de te reposer. Alors, en me détachant de cette ossature pourrissante qui me tirait en arrière, j’observai devant moi, libre, calme, et je compris que tous les souvenirs douloureux allaient s’effacer dans l’abîme du passé. Et je retournerai au moment pur de mon enfance, je reviendrai parmi les vivants. L’immensité de l’avenir m’appelait déjà, me murmurait tout bas : Le soleil d’un nouveau jour… est sur le point de se lever !

Mes larmes s’épuisèrent enfin, ma tête était légèrement étourdie à cause des pleurs intenses. Je me dégageai doucement de l’étreinte de Marie-Claude et, d’une voix enrouée, je lui souris avec des larmes encore accrochées à mon visage : « Cristina a enfin trouvé la paix qu’elle cherchait. Je suis heureux pour elle. »

Marie-Claude me regarda avec un mélange de compassion et d’une douce approbation : « Je suis heureuse pour elle, et heureuse pour toi, avec l’espoir que vos vies à tous les deux s’amélioreront de plus en plus. » Un peu troublée et ne sachant que faire, elle changea de sujet : « Viens prendre ton petit-déjeuner, préfères-tu des biscottes ou du pain complet ? »

5.13.28

Je passai une phalange sur ma joue pour essuyer les dernières larmes, et souris avec un peu de gêne : « J’aimerais boire quelque chose de chaud. » Marie-Claude s’empressa de répondre : « Alors je vais te préparer une tasse de thé, je vais faire chauffer de l’eau tout de suite. »

Je regardai le dos de Marie-Claude pendant qu’elle se tournait pour faire bouillir de l’eau. Mon téléphone posé sur la table basse clignota soudain : j’avais reçu un nouveau mail. Grâce aux progrès technologiques, je pouvais désormais lire mes e-mails directement sur mon téléphone, sans avoir à attendre comme autrefois, après les cours, faisant la queue dans la salle informatique de l’école, priant pour qu’un ordinateur se libère avant la fermeture afin que je puisse consulter mes mails.

Je pris mon téléphone et découvris, à ma grande surprise, un e-mail d’Alex. Il avait écrit :

« Dengjun, mon cher frère, Joyeux anniversaire.

J’espère que cette nouvelle année t’apportera une vie encore plus belle, plus d’amis, et de nouvelles découvertes et réflexions sur la vie.

J’ai hâte de partager tout cela avec toi. »

En tenant compte du décalage horaire, il devait être une heure et demie du matin au Canada — tout juste le 22 février. Il avait sans doute attendu exprès pour m’écrire dès que minuit sonna. Je souris amèrement et appuyai sur la touche de suppression. Une fenêtre apparut sur l’écran de mon téléphone : « Êtes-vous sûr de vouloir ‘supprimer’ ? »

5.13.29

Marie-Claude me demanda soudain : « Alex, tu préfères le thé vert ou le thé noir ? » Je levai lentement la tête et dis : « Marie-Claude, j’avais complètement oublié… aujourd’hui, c’est mon anniversaire. »

« Joyeux anniversaire ! » s’exclama-t-elle avec enthousiasme, « Heureusement que Pierre-Éric a prévu que tu restes déjeuner à la maison. Il faut qu’on fête ça comme il se doit ! Tu as quel âge cette année ? »

Je réfléchis un instant, puis dis : « C’est mon anniversaire de vingt-huit ans. »

« C’est merveilleux, c’est le jour où tu deviens adulte, félicitations ! » Je m’étonnai : « En France, on ne devient pas adulte à dix-huit ans ? »

Marie-Claude expliqua : « Les Français considèrent qu’avant dix-huit ans, on est un adolescent sans capacité de décision, mais entre la simple adolescence et l’âge adulte pleinement mature, il y a une période de transition de dix ans qu’on appelle ‘la jeunesse’. Cette période est pour chacun une époque tumultueuse et confuse, de recherche de soi. C’est une importante phase de croissance et de métamorphose, du passage de l’école à la société. Vingt-huit ans marque la fin de la jeunesse, et c’est seulement après cet âge que la vie d’une personne se stabilise et prend son véritable cours. Désormais, tu auras un nouveau cercle d’amis, plus solide, plus mature, et tu recevras l’affection de nombreuses personnes. »

J’interrogeai avec incertitude : « Après toutes ces tempêtes de rumeurs, tu crois vraiment que je pourrai encore trouver de nouvelles amitiés ? » Marie-Claude affirma avec conviction : « Oui, l’accord que tu as signé hier est ton talisman protecteur. À partir de maintenant, tu dois commencer à chérir les personnes autour de toi et entamer une nouvelle vie. Il n’y aura plus aucune restriction, tu auras des amis partout dans le monde, une vaste vie sociale d’adulte t’attend ! »

Je la remerciai et, pendant qu’elle préparait le thé, m’approchai seul de l’immense baie vitrée, contemplant depuis la hauteur la ville de Lyon qui dormait encore dans l’obscurité à mes pieds. À cet instant, l’horizon oriental se teignit d’une couleur flamboyante, tout le ciel ressembla à des vagues poussées de loin, ondulant en strates de jaune d’or et de rouge vermeil, révélant une profondeur de nuances changeantes. Là où la terre bleutée rencontrait le ciel doré, apparaissait dans une brume délicate digne d’une peinture chinoise, une ligne de montagnes encreuses et ondulées. Tout au fond, dans la lumière la plus pâle, un sommet se détachait — vaste, lointain, semblable à un lion couché, rugissant en silence. C’était le Mont Blanc, le plus haut sommet du continent européen, symbole de ce qui semblait autrefois infranchissable.

Et soudain, dans un jaillissement éclatant, le soleil surgit de l’arrière de cette montagne, balayant d’un coup les brumes épaisses de la veille, ces nuées lourdes qui avaient longtemps obscurci le ciel. Ses rayons inondèrent Lyon, cette ville de lumière, la réveillant de la longue nuit sombre de l’hiver. Ce sera un jour nouveau, plus vigoureux, plus dynamique et plus beau !

Le soleil ardent continuait de monter, gravissant lentement les sommets des tours du quartier d’affaires de la Part-Dieu. C’est alors que j’aperçus que les derniers niveaux d’un immeuble de bureaux de 25 étages, juste à côté de la tour crayon, avaient été entourés d’une armature métallique semblable à un chapeau, qui enveloppait étroitement tout le sommet du bâtiment. La dernière fois que j’étais venu à la Part-Dieu, ce “chapeau” n’était pas encore là.

Cette Tour UAP, lorsqu’elle fut achevée au début des années soixante-dix, était l’immeuble de bureaux le plus haut et le plus florissant de Lyon, admirée et enviée par tous comme une étoile entourée de sa cour. Mais depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, elle avait été complètement abandonnée par ses occupants. L’immeuble était resté ainsi, vacant, telle une punaise oubliée plantée au cœur de Lyon. On l’avait conservée longtemps, espérant qu’un jour, ceux qui l’avaient quittée reviendraient et restaureraient sa splendeur. Mais les années ont passé. Trop de temps s’était écoulé. La tour était devenue vétuste, menaçante de s’effondrer, paraissait petite et anachronique à côté des nouvelles constructions plus hautes et plus modernes. Plus personne ne reviendrait. On n’avait d’autre choix que de la démolir.

Cette immense ruine dressée au cœur de la ville, toute démolition brutale et violente aurait laissé des cicatrices irréparables dans le tissu urbain alentour. On avait donc choisi de la masquer par une coiffe, puis, dans cet endroit secret et à l’abri des regards, de la démanteler avec soin, petit à petit, brique par brique, délicatement, exactement comme on l’avait autrefois construite.

C’est long. Mais un jour, elle aura disparu. Et sur la place vacante qu’elle laisserait, une nouvelle tour au style futuriste s’élèvera, la Tour Incity. Plus haute, plus élégante et plus noble que toutes les autres tours de Lyon, elle s’élancera vers le ciel, dressant fièrement sa silhouette au milieu de cette belle terre.