Cristina

La grande neige à Rennes-Résumé des épisodes précédents

Cet article est la traduction en français du chapitre 1 du tome 9 du récit mémoriel « Cristina », un récit visant à présenter aux lecteurs chinois une vision complète de la société française. L’œuvre complète, achevée en chinois, comporte 1,5 million de mots répartis en cinq tomes. Je publie progressivement certaines parties traduites en français sur ce site pour les partager avec mes amis francophones.

En 2003, l’Université du Shandong a sélectionné 15 étudiants en Bac+1 pour suivre une formation d’un an en français et en sciences. En 2004, ces étudiants ont été envoyés à Rennes afin d’intégrer une classe préparatoire intégrée. 12 d’entre eux ont rejoint l’INSA, tandis que 3 autres ont intégré la classe préparatoire internationale de l’École de chimie de Rennes, située à proximité. Cette classe, prévue pour accueillir des étudiants étrangers avant leur entrée dans l’une des 17 écoles d’ingénieurs en chimie du réseau de la Fédération Guy Lussac, comptait 28 étudiants de 11 pays différents, dont 4 étudiants chinois. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première fois de leur vie qu’ils avaient l’occasion de connaître et de nouer des amitiés avec des étudiants venus d’autres cultures.

Durant cette année d’études à l’Université du Shandong, notre professeure de français, Carine, originaire de Rennes, a choisi pour chacun de nous un prénom français adapté à notre personnalité. Elle m’a nommé Alexandre, évoquant Alexandre le Grand. Ainsi, Alexandru, un camarade roumain de la classe préparatoire, curieux de tout et à l’esprit vif, est rapidement devenu mon meilleur ami. Nous utilisions le mot “frère” pour nous appeler.

Chaque nouvel étudiant s’est vu attribuer deux parrains ou marraines de deuxième année, choisis en fonction de leurs affinités. Ma marraine de deuxième année, Anna, qui était dans la classe préparatoire française traditionnelle, sortait avec Félix, un étudiant vénézuélien de deuxième année de la classe internationale. Félix est un garçon chaleureux et souriant, solaire et très apprécié par les filles. Il était très gentil avec moi, tout comme Alex le Romain, et nous nous appelions aussi “frères”. Le père de Félix s’était marié avec une femme rennaise quelques années auparavant, et Félix avait fait le choix d’intégrer l’école de chimie à Rennes afin de retrouver son père.

Cristina est une collègue de même classe que moi, une fille moldave discrète, pleine de compassion pour les personnes en situation de vulnérabilité, passionnée et courageuse face à la vie. Quand elle était encore au collège, ses parents ont quitté leur pays pauvre pour trouver un travail mieux rémunéré pour la famille et ont déménagé à Madrid, en Espagne. Elle n’a pas vu ses parents depuis. Après avoir terminé le lycée en Roumanie, Cristina s’est dévouée à apprendre le français pour intégrer l’École de chimie de Rennes, ce qui lui permettait de se rapprocher de l’Espagne où résidaient ses parents. En arrivant en France, elle a aussi commencé à apprendre l’espagnol, la langue maternelle de Félix. Leurs histoires se ressemblent beaucoup, ce qui l’a fait tomber amoureuse de Félix. Lorsque j’ai rencontré d’énormes difficultés en première année à cause de problèmes financiers et de difficultés d’adaptation au nouvel environnement, Cristina m’a soutenue plusieurs fois avec ses paroles douces et courageuses.

Lorsque nous sommes entrés en deuxième année de classe préparatoire, Félix n’a pas réussi ses examens et a dû retourner au Venezuela. Il m’a demandé de prendre soin de Cristina pour lui. Cristina, éprouvant un profond manque pour Félix, a projeté sur moi ses sentiments, et nous nous sommes mis à nous appeler “frère” et “sœur”.

Sous une apparence calme, des courants dangereux se cachent. Lei, un étudiant chinois envoyé avec moi de l’Université de Shandong à l’École de Chimie de Rennes, éprouve un désir extrême de dominer les autres. Il trouve du plaisir à infliger de la douleur, se délecte des souffrances et échecs d’autrui, et n’hésite pas à employer tous les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins. Les étudiants chinois à l’INSA étaient presque exclusivement masculins et manquaient généralement de compétences pour interagir avec les Européens. Lei cherchait à prendre photo ensemble avec les filles de l’école de chimie, ou multipliait les occasions pour laisser croire aux étudiants chinois de l’INSA qu’il entretenait des relations proches avec ces filles. Il affirmait à l’INSA que ces filles étaient ses petites amies, tout en se servant de ces prétendues relations pour ridiculiser les autres étudiants chinois, en les moquant pour leur incapacité à trouver des copines. Poussés par la colère, les Chinois de l’INSA humiliaient collectivement, lorsqu’ils les croisaient par hasard, les filles de l’École de chimie — qui, pourtant, étaient parfaitement innocentes et n’étaient au courant de rien.

Lorsqu’il étudiait à l’Université du Shandong, Lei s’était vu attribuer le prénom français Benjamin. Comme il aimait se décrire comme grandiose, adorait l’argent et l’ostentation, et possédait une grande (big) stature, dans le cercle des étudiants chinois, on lui donnait le surnom de Big Benz (Big Ben), en s’inspirant des trois premières lettres de son prénom, pour évoquer la voiture de luxe Mercedes-Benz.

Quand j’étais à l’École de chimie de Rennes, je faisais tout pour rester discret et ne pas attirer l’attention de Big Ben. Je savais pourtant que s’il découvrait mon amitié avec Cristina, poussé par la jalousie qu’il avait envers moi, il provoquerait inévitablement des ennuis entre nous et nous causerait à tous deux beaucoup de souffrance. Cependant, je tenais à préserver l’unité entre Chinois et à maintenir une image positive de notre communauté aux yeux des Européens. Je voulais aussi protéger l’innocence et la pureté de Cristina. C’est pour ces raisons que j’ai préféré m’éloigner de Cristina sans aucune explication, plutôt que de la prévenir du danger que représentait Big Ben.

Pendant ce temps, Alex, après une rupture avec Bozena — une Slovaque de notre classe que tout le monde appelait Béa — avec qui il avait été en couple pendant un an, s’était vite rapproché de Cristina, grâce à la même langue maternelle qu’ils partageaient. Je sentais que mon frère Alex voulait sortir avec Cristina, et qu’il éprouvait même une certaine jalousie envers moi. Cela renforçait ma volonté de garder mes distances avec Cristina et de me mettre en retrait, par amitié pour Alex.

Malgré tous mes efforts pour garder mes distances avec Cristina et taire les sentiments que j’éprouvais pour elle, Big Ben a fini par repérer certains indices. Il s’est alors mis à l’approcher volontairement, tout en laissant entendre aux autres Chinois de l’École de chimie qu’elle était “à lui”. Bien souvent, ce n’était que l’amorce de rumeurs plus vastes et de calomnies, menaçant de détruire la réputation de Cristina.

De mon côté, la voir avancer peu à peu vers le piège de Big Ben, sans que je trouve comment l’avertir ni la protéger, me rendait fou d’angoisse. Je craignais à la fois que mes compatriotes de l’INSA ne l’humilient, et que, si les étudiants européens découvraient toute cette histoire, l’image de la communauté chinoise s’en trouve ternie.

C’est alors que deux voisines de ma résidence CROUS —Éléonore et Catherine, qui étaient dans les Universités Rennes 1 et Rennes 2 — m’ont proposé d’aller nous promener en centre-ville, pour réfléchir ensemble à une solution…

Le manuscrit chinois original de ce chapitre a été rédigé entre le 16 mars et le 27 mars 2020. Il relate des événements survenus en novembre et décembre 2005.